Par quel étrange paradoxe le contrat social, censé instituer la liberté et l'égalité civiles, a-t-il maintenu les femmes dans un état de subordination ? Pourquoi, dans le nouvel ordre social, celles-ci n'ont-elles pas accédé, en même temps que les hommes, à la condition d'« individus » émancipés ?
Les théories du contrat social, héritées de Locke et de Rousseau, et renouvelées depuis Rawls, ne peuvent ignorer les enjeux de justice que soulève le genre. Carole Pateman montre, dans cet ouvrage désormais classique, que le passage de l'ordre ancien du statut à une société moderne du contrat ne marque en rien la ?n du patriarcat. La philosophe met ainsi au jour l'envers refoulé du contrat social : le « contrat sexuel », qui, via le partage entre sphère privée et sphère publique, fonde la liberté des hommes sur la domination des femmes. Il s'agit là moins d'exploitation que de subordination, comme le démontre l'autrice en analysant le contrat de mariage, mais aussi l'ensemble des contrats touchant à la propriété de la per-sonne, de la prostitution à la maternité de substitution, jusqu'à l'esclavage et au salariat. Ainsi s'engage, à partir du féminisme, une critique de la philosophie politique libérale dans son principe même : pour Carole Pateman, un ordre social libre ne peut en aucun cas être de type contractuel.
Judith Butler opère dans Ces corps qui comptent une reformulation de ses vues sur le genre en répondant aux interprètes de son précédent livre, qui y voyaient l'expression d'un volontarisme (on pourrait «performer» son genre comme on joue un rôle au théâtre, on pourrait en changer comme de chemise) et d'un idéalisme (le genre ne serait qu'une pure construction culturelle ou discursive, il n'y aurait pas de réalité ou de substrat corporel derrière le genre). Selon l'auteure, la prise en compte de la matérialité des corps n'implique pas la saisie effective d'une réalité pure, naturelle, derrière le genre: le sexe est un présupposé nécessaire du genre, mais nous n'avons et n'aurons jamais accès au réel du sexe que médiatement, à travers nos schèmes culturels.
Autrement dit, le sexe, comme le genre, constitue une catégorie normative, une norme culturelle, donc historique, régissant la matérialisation du corps. Il importe dans cette perspective de souligner que le concept de matière a une histoire, et qu'en cette histoire sont sédimentés des discours sur la différence sexuelle.
Or, si certains corps (par exemple les corps blancs, mâles et hétérosexuels) sont valorisés par cette norme, d'autres (par exemple les corps lesbiens ou noirs) sont produits comme abjects, rejetés dans un dehors invivable parce qu'ils ne conforment pas aux normes.
A travers une reprise critique du concept foucaldien de «contrainte productive», J. Butler va, loin de tout volontarisme, s'efforcer de ressaisir la façon dont les corps, informés par des normes culturelles, peuvent défaire ces normes et devenir un lieu d'une puissance d'agir transformatrice. Cette réflexion sur la matérialité des corps et les limités discursives du sexe
Dans Le Pouvoir des mots, Judith Butler analyse les récents débats, souvent passionnés, sur la violence verbale dirigée contre les minorités, sur la pornographie et sur l'interdiction faite aux homosexuels membres de l'armée américaine de se déclarer tels. Il s'agit pour elle de montrer le danger qu'il y a à confier à l'État le soin de définir le champ du dicible et de l'indicible.
Dans un dialogue critique avec J. L. Austin, le fondateur de la théorie du discours performatif, mais aussi avec Sigmund Freud, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida et Catharine MacKinnon, elle s'efforce d'établir l'ambivalence de la violence verbale (du hate speech) et des discours homophobes, sexistes ou racistes : s'ils peuvent briser les personnes auxquelles ils sont adressés, ils peuvent aussi être retournés et ouvrir l'espace d'une lutte politique et d'une subversion des identités.