Tel est le chemin éternel de l'humanisme : comment l'homme a cherché à se construire, à grandir, entrelacé avec ses comparses, pour grandir le tout, et non seulement lui-même, pour donner droit de cité à l'éthique, et ni plus ni moins aux hommes. Quand la civilisation n'est pas soin, elle n'est rien.
Cynthia Fleury Soigner, la chose est ingrate, laborieuse, elle prend du temps, ce temps qui est confisqué, ce temps qui n'est plus habité par les humanités. Ici se déploie une tentative de soigner l'incurie du monde, de poser au coeur du soin, de la santé, et plus généralement, dans nos relations avec les autres, l'exigence de rendre la vulnérabilité capacitaire et de porter l'existence de tous comme un enjeu propre, dans toutes les circonstances de la vie.
Cynthia Fleury expose une vision humaniste de la vulnérabilité, inséparable de la puissance régénératrice des individus ; elle conduit à une réflexion sur l'hôpital comme institution, sur les pratiques du monde soignant et sur les espaces de formation et d'échanges qui y sont liés, où les humanités doivent prendre racine et promouvoir une vie sociale et politique fondée sur l'attention créatrice de chacun à chacun.
« À cumuler la posture du chercheur qui étudie les phénomènes avec celle de l'acteur qui tente d'agir sur eux, on ne fait que de la recherche au rabais et de la politique de campus. » Nathalie Heinich.
Nous pensions en avoir presque fini avec la contamination de la recherche par le militantisme. Mais le monde académique que nous dessinent les nouveaux chantres de l'identitarisme communautarisme n'a rien à envier à celui que s'étaient jadis annexé les grandes idéologies. Nos « universitaires engagés », trouvant sans doute que voter, manifester, militer dans une association ou un parti ne sont pas assez chics pour eux, tentent de reconquérir les amphithéâtres et leurs annexes. Obnubilés par le genre, la race et les discours de domination, ils appauvrissent l'Université de la variété de ses ressources conceptuelles. Qu'il soit la source ou l'écho de cette nouvelle dérive, décrite ici dans toutes ses aberrations, le monde social que ces chercheurs-militants s'attachent à bâtir s'avère à bien des égards invivable, habité par la hargne et le désir insatiable de revanche.
«Jamais je n'ai eu autant besoin de connaître l'opinion de mes concitoyennes et concitoyens. Jamais je n'ai eu autant besoin de partager avec eux mes interrogations. Sur les attentats, leurs causes, leurs motivations. Sur les caricatures de Mahomet, aussi, disons-le franchement.»L'Innombrable, c'est celui qui ne profite pas de la fameuse liberté d'expression devenue la valeur majeure de la République. C'est celui à qui elle ne s'applique pas. Qui porte un invisible bâillon. Un des noms de ce bâillon est:légitimité. C'est très compliqué, cette question de l'accès à la parole, orale, écrite. De se sentir légitime, ou interdit. Qui la donne, la légitimité? Et comment vit-on l'illégitimité? La vraie inégalité est là. Entre ceux qui ont un accès à la parole et ceux qui ne l'ont pas.
«Et si le care devenait, enfin, l'affaire de tous?»À la racine des inégalités de notre organisation sociale, il y a cette idée qu'une femme, c'est toujours un peu moins légitime, compétent, important qu'un homme. Voilà pourquoi on craint, à chaque soubresaut de l'histoire, que ne se réalise la prédiction de Simone de Beauvoir:«Il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse, pour que les droits des femmes soient remis en question.» De fait, la parole d'expertise et de pouvoir des hommes a repris le dessus durant la crise, alors même que nous redécouvrions que le vaste peuple, aussi indispensable qu'invisible, des travailleurs qui prennent soin des autres était massivement constitué de femmes. De sorte que le combat féministe pour l'égalité peut s'identifier à la défense d'un projet de société qui, au nom de notre vulnérabilité commune, reconnaisse enfin une valeur au travail du soin et à la contribution de chacun plutôt qu'au pouvoir de quelques-uns. Telle est l'éthique démocratique du care.
« L'Inde n'est pas vraiment un pays.C'est un continent.Un continent plus complexe et divers que l'Europe, avec bien plus de langues (780 au dernier décompte, hors dialectes), de nationalités et de sous-nationalités, de peuples et de religions indigènes.Imaginez ce vaste océan, cet écosystème social fragile et fractionné, placé soudainement sous l'ordre d'une organisation suprémaciste hindoue, cherchant à accomplir l'idéologie de la nation unique, de la langue unique, de la religion unique, de la Constitution unique. » Arundhati RoyDans ce texte rendu public à New York le 12 novembre 2019 et revu par l'auteur pour la présente édition, Arundhati Roy alerte l'opinion internationale sur la politique antimusulmane du Premier Ministre indien, Narendra Modi. En refusant la citoyenneté indienne à deux millions de Musulmans de l'État d'Assam, à la faveur de l'établissement du Registre national des citoyens (NRC), et en abolissant l'autonomie constitutionnelle de la Vallée du Cachemire, au mépris des règles établies en 1947, le gouvernement indien, animé par l'extrémisme ethno-nationaliste hindou, fait peser une lourde menace sur la diversité sociale et la stabilité politique du continent indien. Tout se passe comme s'il s'agissait de créer, légalement, une citoyenneté à plusieurs niveaux, dans laquelle un ensemble d'individus n'a aucun droit et vit à la merci de la bonne volonté des autres, un « système de castes modernes, qui coexistera avec l'ancien. » Toujours soucieuse de défendre les droits humains là où ils sont manifestement bafoués et pourraient l'être plus encore, irrésolue au silence, Arundhati Roy fait le lien entre les signes précurseurs de cette irrésistible ascension d'une nation hindoue et la montée des fascismes dans l'Europe du premier XXe siècle.