Ici, c'est un homme qui est habité par une jeune fille, venue de la misère du Nord-Est brésilien, à Rio, où elle mourra. « Je jure que ce livre est écrit sans mots. C'est une photographie muette. Ce livre est un silence. Ce livre est une question », écrit-il. Et il est tout occupé d'elle : écrire sa vie, sa mort doit le délivrer, lui qui a échappé au sort sans futur qu'elle subit. Il l'aime, comme on aime ce qu'on a craint de devenir...
S'il avoue être le personnage le plus important des sept que comporte son histoire, il ne dit rien de celui dont la présence s'impose progressivement dans ces pages ; la mort qui efface le feu scintillant et fugace de L'Heure de l'étoile, l'heure à laquelle celle qui meurt devient, pour un instant, l'étoile de sa propre vie, désormais réalisée.
Zao est un ancien colonisé de famille aisée, elle, une très jeune femme blanche d'un milieu pauvre. La rencontre a eu lieu en Asie dans l'empire colonial. Paris, où ils s'exilent, va devenir le décor de la décrépitude du couple. Face à un racisme "ordinaire", Zao perd son statut social et se mure. Sa femme rêve à la fois de liberté et de rentrer dans la norme, mais se confronte à une terrible misogynie. Obnubilés par leurs tragédies personnelles, les deux personnages avancent l'un contre l'autre, jusqu'à devenir l'enfer de leur partenaire. À travers le couple et à l'intersection des dynamiques de race, de classe et de genre, Myriam Dao propose une exploration des mutations qui traversent la société française au tournant des années 1950.
Extrait : « Une ou deux fois on l'avait invitée à partager un café, mais elle hésitait à accepter de peur qu'au bout de cinq minutes de conversation ils ne découvrent sa situation véritable. Mais, après tout, pourquoi ne pas franchir le pas, prendre sa vie en main et quitter son mari ? Elle y pensait depuis longtemps. Son chef lui avait fait des avances, et, une après-midi, elle fut à deux doigts de lui confier ses rêves de partir loin. Mais tout ça, c'était sans compter avec la poisse. » Myriam Dao
Deux adolescentes confrontées à la violence et à la misère, tentent de survivre dans le Brésil de la fin des années 70. Contraintes de quitter l'orphelinat, elles doivent retrouver leur mère absente à la vie chaotique. Elles sont livrées à elles-mêmes, terrorisées et affamées dans une ville sucrière où une pluie de cendres tombe sans relâche sur les habitants. Elles partent dans un long périple pour retrouver un père qu'elles n'ont pas connu. Proies faciles pour les prédateurs qui peuplent les routes, elles sont emportées malgré elles dans des situations risquées. La vérité finira par se faire jour pour Smiley qui décidera de prendre sa vie en main.
Dans ce roman - déclaration d'amour blessé -, chacune s'accroche à l'autre comme à une bouée de sauvetage. La rage de vivre n'a d'égal qu'une dignité émouvante. À la fois roman social et roman d'initiation, "Saisons des feux" s'inscrit dans des problématiques très actuelles, à l'intersection de l'écologie et des différentes oppressions subies par les filles et les femmes, les personnes racisées et les personnes en situation de précarité.
Rappelant les légendes traditionnelles et les contes initiatiques, Clarice Lispector mêle le monde de l'enfance aux destins d'animaux. Ces derniers se voient pris dans un tourbillon d'évènements aussi anodins que mystérieux, inspirés de la vie quotidienne. Ainsi, le titre éponyme de ce recueil revient sur la mort de deux poissons rouges que son fils Paulo lui avait demandé de garder en son absence. Dans Comme si c'était vrai, on croise le chien Ulysse au regard humain, fidèle compagnon de Clarice Lispector, qu'elle ne remplaça jamais après sa mort. C'est avec un mélange exquis d'humour et de simplicité, de douce ironie et d'amour maternel, que C. Lispector déploie l'appréhension sensible et émotionnelle du monde, la recherche du sens ou le renoncement à le trouver. La maternité et l'enfance sont au centre de son oeuvre : chez cette autrice incomparable, nulle opposition entre son rôle de mère et son travail d'écrivain. En témoigne son fils cadet, Paulo Gurgel Valente, qui se souvient de sa mère « avec une machine à écrire sur les genoux, tapant avec application au milieu de la pièce principale de la maison, au milieu des bruits des enfants [...] ».
Après avoir publié en 2004 La vie intime de Laura suivi du Mystère du lapin pensant, les éditions des femmes-Antoinette Fouque présentent une nouvelle édition de ces deux contes, réunis en un volume auquel viennent s'ajouter deux titres : une nouvelle traduction de La femme qui a tué les poissons (Ramsay, 1990 et Seuil, 1997) et un conte inédit en français et publié pour la première fois, Comme si c'était vrai. Ce recueil est illustré par l'artiste graveuse Julia Chausson.
« Parce qu'au début et au milieu je vais vous raconter des histoires sur les animaux que j'ai eus, pour vous montrer que je ne pourrais pas avoir tué les poissons autrement que sans le faire exprès. J'ai bon espoir qu'à la fin de ce livre vous me connaissiez mieux et que vous m'accordiez le pardon que je demande pour la mort de deux «tyrougets» - c'est comme ça qu'on les appelait à la maison, «tyrougets» ». C.L
Azucena, mince et brune quinqua aux chaussures rouges, semble être chez elle dans le Train bleu reliant Nice et Paris. Elle y dort, y fait des rencontres, s'y protège des menaces parfois lourdes, y agit, aussi, réalisant des missions secrètes. C'est qu'à Nice, elle est au coeur de plusieurs groupes constitués en réseaux informels, amitiés, résistances. Avec les Paranos, elle distribue dans un stand près de la gare, légumes et graines bio aux abonné.e.s, comme s'il s'agissait de contrebande ou de produits illicites. Avec Luna, elle exfiltre des chiens ayant fui leurs maîtres autoritaires ou violents pour commencer une nouvelle vie. Tout autour d'elle gravite une foule hétéroclite, un rien fantasque, de doux rêveurs qui ne renonceraient pour rien au monde à la mise en pratique de leurs idéaux : Gouel, le marin irlandais, chanteur des rues, Alex, le poète et «prince des poubelles», Manu, Monique, Nadette, un cheminot syndicaliste, Siranouche ou encore la Chienne noire, son amie... Quelques-uns sont, tout comme elle, un peu cabossés, mais trouvent dans les liens qui les unissent des raisons d'espérer. Parce que l'espoir n'est pas une option. Tous, comme autant de fourmis invisibles et obstinées creusant des tunnels pour faire déraper, sans violence, notre vieux monde, oeuvrent ainsi par l'exemple plutôt que par le discours, à en créer un nouveau, plus libre et lumineux, plus solidaire et plus juste.
Cette oeuvre poétique publiée initialement en 1974 fut l'un des premiers textes portés par la toute jeune maison d'édition des femmes-Antoinette Fouque. Profondément novatrice, polymorphe et anticonformiste, elle trouve une résonance particulière auprès des jeunes générations féminines et féministes, avides d'apprendre de leurs aînées. Cette nouvelle édition est enrichie de deux textes inédits retraçant la genèse et les conditions d'écriture de cette fiction ainsi que sa réception dans les années 1970.
De la mythique Istanbul à d'autres rivages, l'errance de plusieurs personnages compose la trame narrative de ce texte qui peut se lire comme un roman traversé de lambeaux oniriques, d'images. C'est la saison en enfer d'une femme. Pour « avoir un sexe », être la reine des hommes qui n'aiment que les hommes, il faut mettre leurs masques de fard, leurs voiles, et tuer, avec eux, la mère.
L'écriture est alors perçue comme une tentative de vivre une rébellion de femme, exigeante et transgressive.
La romancière Assia Djebar, en collaborant à la traduction, a voulu rendre sensible le plus possible dans des mots français, la révolte haletante des mots arabes de cette voix : celle de l'écrivaine, et à travers elle, de Ferdaous-en-Enfer.
« Ferdaous, en langue arabe signifie « paradis » et c'est donc une femme prénommée « Paradis » qui, la veille d'être pendue pour avoir tué un homme, interpelle d'« une voix en enfer », toutes les autres femmes d'une société où l'oppression sexuelle séculaire commence à peine à être dite de l'intérieur. Étapes successives de la vie de Ferdaous, devenue prostituée par révolte, après avoir traversé les cercles d'une exploitation implacable et qui, au bout de multiples fuites désespérées, devient meurtrière par défi. Est-ce un roman « populaire », cette histoire écrite par Naoual El Saadaoui, célèbre essayiste au Moyen-Orient dont les études sur la sexualité sont basées sur son expérience de médecin, et dont les romans sont lus par une importante jeunesse féminine, mais contestés par une culture officielle ?... « Populaire », ce livre l'est avec une chaleur véhémente, car la fiction ici est ancrée dans les drames sociaux et sexuels de la réalité arabe actuelle. » A.D.
La présente édition rassemble pour la première fois en un seul livre l'ensemble des nouvelles écrites par Clarice Lispector au cours de sa vie, grâce au travail de son biographe Benjamin Moser qui a effectué de longues recherches au Brésil pour restituer leur chronologie et retrouver des textes demeurés jusque-là inédits.
On y retrouve donc les nouvelles des recueils suivants publiés par les éditions des femmes-Antoinette Fouque : La Belle et la Bête suivi de Passion des corps, traduit par Claude Farny et Sylvie Durastanti (1984) ; Liens de famille (1989) et Corps séparés (1993), traduits par Jacques et Teresa Thiériot (1989) ; des nouvelles figurant dans La Découverte du monde, recueil de chroniques traduites par Jacques et Teresa Thiériot (1995) ; Où étais-tu pendant la nuit, traduit par Geneviève Leibrich et Nicole Biros (1985). À cela, s'ajoutent dix nouvelles inédites traduites par Claudia Poncioni et Didier Lamaison.
« Dans ces quatre-vingt-cinq histoires, Clarice Lispector révèle, avant tout, l'écrivain elle-même. Des promesses de l'adolescence, en passant par l'assurance de la maturité, à la désagrégation d'une artiste tandis qu'elle approche de la mort - et qu'elle la convoque -, nous découvrons la figure, plus grande que la somme de chacune de ses oeuvres, qui est objet d'adoration au Brésil. [...] De la première histoire, publiée alors qu'elle avait dix-neuf ans, à la dernière, découverte sous forme de fragments disparates après sa mort, nous suivons une vie entière d'expérimentation artistique au travers d'un large éventail de styles et d'expériences. [...] Sa littérature est un art qui nous fait désirer connaître la femme ; elle est une femme qui nous fait désirer connaître son art. Le présent ouvrage offre une vision des deux à la fois : un portrait inoubliable, dans et par son art, de cette grande figure, dans toute sa tragique majesté. » B.M
À la fois roman d'action et roman d'un flux de conscience, ce récit, de forme autobiographique et qui s'inscrit dans la tradition des romans d'apprentissage, est un voyage dans un Portugal de la deuxième moitié du XIXe siècle mêlant inextricablement réel et imaginaire. Le narrateur, Mateus, y retrace son existence marquée par un traumatisme affectif initial. En quête désespérée d'un amour perdu d'avance, il est passionné par l'histoire portugaise et l'identification chimérique qu'elle permet avec les grands mythes de la mémoire collective. Une action structurée autour de trois lieux : le village pauvre de la province du Minho, à l'extrême nord du pays où il a passé son enfance auprès de son grand-père ; Lisbonne où il se confronte aux modes de vie de la grande ville ; Sagres, dans l'Algarve, destination mythique qui hante ses rêves depuis l'enfance, cité située entre l'Afrique et l'Europe, à l'extrême pointe du Portugal et du continent européen, choisie par l'Infant Henrique (Henri le Navigateur) pour y fonder une école navale et en faire la base de départ des expéditions qui permettront la constitution de l'empire mondial portugais. Le récit est nourri par la récurrence de plusieurs thèmes : la nature, le lien profond avec les animaux, les besoins d'amour et de sexe(s), avec leurs rituels primitifs et leurs délicatesses, le bonheur et le malheur de vivre et de mourir dans une société où le salut est individuel et le naufrage social.
Le roman est aussi un hymne à la langue portugaise et à la création littéraire, dont la référence héroïque est Camões, le grand poète-bardeprophète épique des Lusiades, héritier d'Homère et de Virgile, inventeur de la mythologie des expéditions portugaises et de ses héros.
"Ret samadhi" est l'histoire d'Amma, mère, grand-mère et veuve de 80 ans, qui sans un mot abandonne un beau jour la maisonnée de son fils aîné, où elle habitait selon la tradition. Hébergée par sa fille, une écrivaine très indépendante, elle découvre une nouvelle forme de liberté et d'amour.
Amma s'ouvre alors au monde et à elle-même, aidée dans sa métamorphose par une curieuse aide-soignante, Rosy, une transgenre qu'elle semble connaître depuis toujours. Lorsque cette profonde amitié est brutalement interrompue, l'octogénaire aussi fantasque qu'attachante part pour le Pakistan sur les traces d'un mystérieux passé, entraînant sa fille dans cette folle aventure.
Ce roman hors du commun, qui offre un portrait foisonnant de la culture indienne et s'inscrit dans la grande histoire de la Partition, fait vaciller les frontières : celles entre normalité et étrangeté, rêve et réalité, passé et présent, corps et esprit, et bien d'autres encore.
Dans l'écriture de Geetanjali Shree, monologue intérieur, dialogue et narration polyphonique s'entremêlent sans couture apparente. Humour, tragique et poésie se superposent, jouant sur les sonorités et les rythmes d'une façon parfois vertigineuse, que la remarquable traduction d'Annie Montaut a su restituer. Un très grand livre.
"Ret Samadhi" est un roman qui fait vaciller les frontières : celle du familier et de l'étrange dans une temporalité où l'instant ramasse tout le passé et la mémoire des siècles, les frontières de genre, celles de l'âge aussi, du corps et de l'esprit, de l'amour et de la haine, des modèles de famille, de la dépendance et de la liberté, des nations « ennemies », de l'humain et du non-humain. L'écriture de Geetanjali Shree traduit puissamment ce thème de la perception par un style où monologue intérieur, dialogue, bribes de conversation et narration s'entremêlent sans couture apparente, et où familiarité et poésie se superposent, jouant sur les sonorités et les rythmes d'une façon parfois vertigineuse que la remarquable traduction d'Annie Montaut a su restituer. Un très grand livre.
« Une histoire va se raconter. Ce sera une histoire en même temps complète et incomplète, comme il en va des histoires. C'est une histoire intéressante. Il y a une frontière, et des femmes, qui viennent, s'en vont, traversent, tout du long. Une frontière et des femmes, et l'histoire se fabrique toute seule. Même, il suffit de la femme. C'est une histoire. Un déclic. Après, l'histoire s'envole au vent qui souffle. À l'herbe qui pousse, poussant le corps à prendre le vent, et le soleil aussi quand il se couche, il allume les myriades de bougies de l'histoire, à foison, pour les piquer contre les nuages, et tous ils se joignent à la balade. » G.S.
Clarice Lispector travaille « dans l'imprécision blanche de l'Intervalle », entre la vie et la vie. Ce premier roman est l'aventure de Joana, fille d'une mère « pleine de pouvoirs et de maléfices », indépendante, obstinée, le diable en personne, tôt disparue, et d'un père lointain et distrait. Joana, c'est la légèreté, l'amour - cette force en elle qui démasque les faux-semblants -, la liberté « même si elle est peu de chose au regard de ce qu'elle désire et qui n'a pas encore de nom »...
Renoncement, passion, révélation, illumination, transformation. Ces mots qui pourraient paraître présomptueux ou maladroits, Clarice Lispector en use avec une assurance et une humilité confondantes. Le miracle est qu'ils nous apparaissent comme les seuls aptes à rendre compte de la quête qu'elle a poursuivie de livre en livre, celle d'une vérité qui jaillit de la réconciliation de l'intelligence et du corps.
« Elle était si vulnérable. Se haïssait-elle pour cela? Non, elle se haïrait plus si elle était déjà un tronc immuable jusqu'à la mort, capable de seulement donner des fruits mais non de croître à l'intérieur d'elle-même. Elle désirait encore plus : renaître toujours, couper tout ce qu'elle avait appris, ce qu'elle avait vu, et s'inaugurer dans un nouveau terrain où le moindre petit acte aurait un sens, où l'air serait respiré comme pour la première fois. Elle avait la sensation que la vie courait épaisse et lente en elle, bouillonnant comme une chaude couche de lave. » C.L.
Près du coeur sauvage, premier roman de Clarice Lispector, publié alors qu'elle n'a que 23 ans, la fait immédiatement connaître du grand public tandis que la critique salue la naissance d'une grande écrivaine, la comparant à Virginia Woolf et à James Joyce.? Pour sa cinquième édition, ce livre est réédité avec une nouvelle traduction en décembre 2018.
"Inventions du souvenir", autobiographie de l'enfance de Silvina Ocampo, figure majeure de la littérature argentine, est demeurée inédite du vivant de son autrice. Elle a été publiée à titre posthume en 2006 en Argentine, grâce au travail du critique et traducteur Ernesto Montequin sur les manuscrits laissés par l'écrivaine. Dans un entretien accordé à Luis Mazas pour le journal Clarin en 1979, Silvina Ocampo évoquait son attachement aux expériences de l'enfance et livrait l'origine et les clés de lecture d'une oeuvre alors déjà bien avancée : « Je suis en train de préparer une histoire que j'appelle prénatale, écrite en presque vers, mais qui n'est pas un poème. Il s'agit d'un livre où prédomine mon instinct. » Ce livre était "Inventions du souvenir", sur lequel elle travailla par intermittences depuis le début des années 1960 jusqu'en 1987. Il se présente comme un long « poème » en 95 fragments. On ne sait jamais cependant si l'on est en prose ou en poésie, tant ce livre intime et profondément original bouscule les genres. Loin de toute veine confessionnelle, fuyant une illusoire chronologie rigoureuse, l'écriture semble ici guidée par le désir de mettre au jour et de retenir un ensemble d'expériences précoces, secrètes, essentielles et parfois prématurées, qui ont forgé l'imagination et infléchi la sensibilité de l'autrice. L'histoire familiale de Silvina Ocampo est présente, à peine dissimulée. Au fil des pages se déploie le microcosme domestique d'une grande famille argentine du début du XXe siècle, vu à travers les yeux d'une enfant qui se sentait inadaptée : « l'et cætera de la famille » qui, souvent seule, recherchait la compagnie des domestiques et des mendiants ou scrutait son entourage et son environnement quotidien. On songe alors à Proust, et l'on s'émeut de cette conversation secrète qu'"Inventions du souvenir" entretient, par-delà les siècles et les langues, avec les plus belles pages sur l'enfance.
« Et je veux capturer le présent qui, par sa nature même, m'est interdit [...].
Mon thème est l'instant, mon thème de vie. Je cherche à lui être pareille, je me divise des milliers de fois en autant de fois que d'instants qui s'écoulent, fragmentaire que je suis et précaires les moments - je ne me m'engage qu'avec la vie qui naît avec le temps et avec lui grandit : c'est seulement dans le temps qu'il y a de l'espace pour moi. [...] La musique ne se comprend pas : elle s'entend. Entends-moi alors avec ton corps tout entier. Quand tu arriveras à me lire, tu demanderas pourquoi je ne m'en tiens pas à la peinture et à mes expositions, puisque j'écris rude et de façon désordonnée. C'est que maintenant je sens le besoin de mots - et c'est nouveau pour moi ce que j'écris parce que ma vraie parole est restée jusqu'à présent intouchée. La parole est ma quatrième dimension. [...] » C. L.
"Ses yeux d'eau", recueil de 15 nouvelles dont la première - hommage de l'autrice à sa mère - donne son titre au livre, raconte les destins de femmes, d'enfants et d'hommes des favelas, tous d'origine afro-brésilienne, qui affrontent courageusement la misère, la violence ou le vide de leur quotidien dans un désir vital de s'en sortir sans toutefois toujours y parvenir.
L'écriture sensible et puissamment évocatrice de Conceição Evaristo nous plonge dans une expérience de lecture dont on ne sort pas indemne. Dans une langue passant du registre poétique à l'argot, à la fois charnelle et lyrique, l'autrice nous fait vivre au plus près de ses personnages, surtout des femmes et des enfants. Ils sont émouvants dans leur nudité, leur sexualité et leur beauté mais aussi dans les souffrances et la fragilité que leur impose leur condition sociale, déterminée par leur sexe et la couleur de leur peau. On croise tour à tour Ana Davenga, beauté solaire, victime collatérale de l'arrestation de son caïd de mari ; Duzu-Carence, vieille sans-abri qui se remémore sa vie de petite fille contrainte à la prostitution; Maria, employée modèle dont la vie bascule le jour où elle rencontre fortuitement son ex-compagnon ; Natalina, qui a choisi de garder l'enfant né d'un viol dont elle s'est vengé en tuant son agresseur ; Salinda, poursuivie par son mari qui découvre sa liaison avec une femme ; Luamanda, amoureuse éternelle au sexe meurtri ; Cida, qui décide de prendre le temps de vivre ; Zaíta, petite fille tuée par une balle perdue ; Di-Ordure, enfant sans-abri, fils d'une prostituée assassinée, mort par manque de soins ; Lumbiá, petit vendeur de fleurs écrasé par une voiture alors qu'il s'enfuit après avoir volé un petit Jésus dans une boutique de Noël ; Kimbá, bel homme noir embarqué dans une relation bisexuelle avec deux blancs ; Ardoca, pauvre cheminot qui se suicide sur son lieu de travail et dont le cadavre sera dépouillé; enfin, une nouvelle polyphonique pour dire une histoire collective, celle du devoir « de ne pas mourir ». Le recueil se clôt sur une ode à la maternité à travers le personnage d'Ayoluwa, petite fille qui grandit dans le ventre de sa mère, redonnant ainsi espoir à toute une communauté de femmes.
Contrainte de revenir d'Inde pour un confinement qui va bientôt se mondialiser, la narratrice tente de maintenir un lien avec une amie restée sur les bords de l'océan Indien, tout en restant enfermée dans son appartement, à l'étage d'une ancienne gentilhommière du Sud de la France. Dans le salon, un grand miroir d'où émanent, furtives, d'étranges présences, comme les signes d'un autre temps. Peu à peu, ces inquiétantes présences se transforment en une douce compagnie, fantomatique et rassurante et un dialogue s'instaure avec ces étranges revenantes et anciennes habitantes des lieux dont l'une a inspiré à Marcel Proust le personnage de la duchesse de Guermantes dans La Recherche. L'histoire de leurs vies se mêle à celle de la narratrice, tout comme le temps, suspendu, devient un noeud où peuvent s'entremêler présent, passé et futur incertain.
De sa plume délicate, Jacqueline Merville brosse le portrait intérieur d'une femme en temps de crise et invite avec grâce les lecteur.rice.s à la suivre dans ses voyages immobiles à la recherche de la vie bonne.
Livre posthume, livre-testament certes, Un Souffle de vie est aussi un contrepoint fulgurant à tout ce que Clarice Lispector a publié de son vivant. Si les chroniques de La Découverte du monde révélaient certains de ses processus de création, ici ce sont des matériaux presque bruts, analogues aux « fusées » baudelairiennes, qui irradient toutes les questions angoissées que s'est toujours posées Clarice face à Dieu, au temps, au monde et à son histoire, aux êtres vivants ou inanimés.
Même si elle n'est pas saisie consciemment, l'approche de la mort aiguise ces interrogations : comment finalement résoudre l'énigme de toute création ? Qu'est-ce que la mort ? Imaginant un dialogue entre un auteur et la femme personnage à qui il donne « un souffle de vie », Clarice, entre ces deux miroirs, se dédouble à l'infini et, une dernière fois et à jamais, nous éblouit par tous les éclats de son écriture et finalement nous propose le mot « vie » comme réponse à nos propres questions.
Librement inspirée par la vie d'Emily Dickinson (1830-1886), aujourd'hui considérée comme l'une des plus grandes poétesses anglo-saxonnes, La mélodie sans les paroles retrace le parcours d'une créatrice au 19e siècle, en Amérique, alors que les femmes n'avaient pas encore le droit de vote et appartenaient corps et âme à leur mari.
Emily Dickinson refuse un monde qui ne lui laisse pas de place. Consciente de son génie et flirtant de plus en plus avec la folie, elle va s'enfoncer de façon radicale dans la claustration et le silence. Autrice de 1800 poèmes et plus de 1000 lettres, Emily Dickinson n'a pas été publiée de son vivant. Pourtant, son premier recueil connut immédiatement un succès phénoménal.
La fiction théâtrale de Catherine Benhamou met en scène l'entourage proche de la poétesse, son père avec qui elle a une relation très forte, sa soeur qui s'est sacrifiée pour s'occuper d'elle et qui est la seule à croire en son talent, son amie Suzy dont le départ va la désespérer, celui qu'elle choisit comme « guide », qui lui déconseille l'édition et enfin Mabel qui vient jouer et chanter pour elle sans jamais la voir. C'est cette dernière qui fera paraître le premier recueil de la poétesse.
« Il ne s'agit pas d'une biographie théâtralisée mais plutôt d'approcher, par le moyen du théâtre la vie et le rapport à la création d'une poétesse de génie, encore trop peu connue en France et totalement incomprise de son vivant. Il m'a paru intéressant de faire du théâtre avec quelqu'un qui a passé la plus grande partie de sa vie à se soustraire aux regards mais qui mettait en scène chacune de ses apparitions. » C.B.
« J'aime lever les yeux vers le ciel. Puis je regarde dans la rue et je pense à ce que le Flocon de neige Éternel m'a dit à propos des gens, et je me demande, où sont les héros qui roulent dans leurs chars à travers les rues ? J'ai pensé que la terre était remplie de héros, de bonheur, oh oui, comme maintenant, je ressens du bonheur, il y a juste une douce couche de neige fraîche qui m'effl eure les joues et des confrères flocons de neige déguisés en libellules qui me chatouillent le nez, et un enfant qui passait par là m'a fait deux mains et les a enfouies dans des mitaines en peluche rouge et jaune. Chaque jour de ma vie quelqu'un m'ajoute ou me soustrait quelque chose, je suis donc peut-être plus humain que je ne le crois ? »
Trois textes, « La Séduction », « Dépression-jazz » et « Anatomie d'un viol », variations sur une souffrance indicible, l'emprise, le viol. Histoires de toutes jeunes femmes piégées, détruites, mais cherchant au plus profond la force de se relever. Ils ont en commun leurs personnages, brossés avec talent, dont la résilience force l'admiration.
Avec son agilité stylistique et sa plume magistrale, d'une manière à la fois frontale et poétique, l'autrice nous révèle ainsi avec une intense acuité les mécanismes psychiques de cette destruction qu'est le viol pour une victime. Le quatrième texte, préambule à « La Séduction » et en écho aux trois autres, raconte et questionne : au coeur de son propos, comme une puissante interrogation, la possibilité et le sens même de l'écriture.
Dans un Paris suffocant, où les températures sont tellement hautes qu'il est seulement possible de vivre la nuit, où les rayons du soleil sont si dangereux que sortir en plein jour vous expose à mourir carbonisé, les habitants tentent de survivre. Chacun est le rival de l'autre, une menace dans tous les domaines, et c'est à peine si peuvent s'ébaucher des relations simplement humaines. Sans compter que tout un chacun est constamment surveillé pour ne pas remettre en cause cette société qui ne profite qu'à de très rares privilégiés. Mais l'espoir vient peut-être, paradoxalement, des ravages des catastrophes naturelles... En effet, souvent, des tremblements de terre ravagent la ville mais ces catastrophes meurtrières sont aussi le seul moment où il est possible de sortir sans être filmé. Au hasard des séismes, certains travaillent dans l'ombre et organisent la résistance. Quelques destins vont alors pouvoir se croiser : Lia, brillante informaticienne, au départ chargée de la sécurité informatique de l'Élysée, Guillaume, physicien travaillant à assainir l'air, Philippe, un juge taraudé par l'idée du sens de sa vie... Existe-t-il une autre vérité que la vérité officielle inlassablement diffusée ? Quelle est donc cette évidence du vrai ?
Viviane Cerf peint avec un très grand talent cette fresque foisonnante et dure, nous projetant dans un futur tellement réaliste qu'il semble déjà présent. Le récit est palpitant, la vision profonde et le questionnement infini.
« Je ne me souviens pas d'avoir pleuré. Je sentais seulement la caresse du mouvement - du mouvement dans le corps d'une autre - absorbée, sombrée dans la chair d'une autre, bercée par le rythme de l'eau, la lente palpitation des sens, le bruissement de la soie. » A.N.
"Une femme" est une autobiographie romancée dans laquelle coexistent une analyse toujours actuelle de la situation des femmes et le récit d'une lutte individuelle. Déchirée entre un amour passion pour son père libéral, brillant, séducteur et une pitié terrifiée pour sa mère trompée, humiliée, qui sombre progressivement dans la folie, la narratrice lutte pied à pied pour conquérir son indépendance intellectuelle et affective, contre un mari tyrannique, brutal et veule, un milieu provincial superstitieux et étriqué. Ce sera au prix du renoncement à son fils, c'est-à-dire du renoncement à être mère qu'elle deviendra une femme libre et active. Dans un style sobre, d'une réserve classique traversée d'effusions lyriques, précieusement désuètes, une lutte toujours convaincante.
Sous le titre "Sentinelles de la nuit", Ernesto Montequin a réuni quatre séries de fragments que l'on peut lire comme un « journal nocturne » où Silvina Ocampo consigne les traces de ses insomnies.
«Depuis l'enfance, lorsque je suis sur le point de m'endormir, je vois soudain surgir dans l'obscurité absolue de ma chambre une sorte d'armée bleu et rouge qui avance dans ma direction, jusqu'à ce qu'elle se perde et que je la retrouve dans un autre angle de la pièce obscure où elle réapparaît, prête à suivre la même trajectoire. Vous me direz que cette armée pourrait être un champ semé de jacinthes, il y en a des rouges et des bleues. Ce pourrait être aussi un échiquier avec des pièces voyantes mais il ne m'est jamais venu à l'idée que cela puisse être autre chose qu'une armée de petits soldats, vêtus de bleu et de rouge et avançant comme un seul homme. Cette armée a toujours été pour moi l'armée de la nuit. Il y a de l'obscurité ailleurs que dans la nuit, je sais bien, mais l'endroit où je l'ai vue le plus souvent est la nuit, qui pour moi est un endroit, et le plus important au monde.» S.O.
« C'est le livre le plus personnel et le plus secret de l'écrivaine argentine dont on sait qu'elle fît de la brièveté un véritable credo littéraire. S'il me plaît tant c'est qu' [...] il engage à réfléchir par l'imprévu du ton, l'impromptu des pensées, l'éclectisme des sujets... Il en émane un bruit de fond où l'on perçoit la rumeur inquiète qui monte en chacun de nous.» Le lorgnon mélancolique, 8 février 2018.
Le récit retisse le fil de la vie de cinq générations de femmes en Tunisie. À travers l'émancipation des femmes et le retour de bâton de l'islamisme sous sa forme la plus extrême : le terrorisme enraciné dans la haine des femmes. Il y a toujours de l'espoir cependant, mais il vient surtout des femmes.
D'emblée, ce roman nous embarque avec Nojoum, vieille dame aveugle que sa petite-fille questionne sur son histoire. Nous savons, dès les premières pages, qu'elles sont liées par un « Évènement » qu'elles ont vécu ensemble quelques années plus tôt, en réalité, on l'apprendra un peu plus tard, l'attentat du musée du Bardo à Tunis, où elles se trouvaient en visite.
« Juste après l'Événement, Nojoum avait éprouvé l'irrépressible désir de faire le plus grand mal qu'on pût imaginer. Mais comment s'y prendre? Elle n'arrivait pas à pleurer, avait l'âme lourde de méchanceté, rêvait de se venger en griffant, mordant, étripant, entendait la colère souffler sans arrêt au-dedans d'elle. Il lui poussait des crochets, elle avait envie d'être féroce et s'agrippait à cette envie pour se prouver qu'elle n'avait pas été anéantie. Sentir la méchanceté crépiter en elle, c'était tuer l'Événement, s'en évader. » E.B.Y.