Comment parler de l'autre côté, se demanda Alice. Car, en fait de merveilles, elle avait découvert qu'elle était plus d'une, et qu'une seule langue ne pouvait signifier ce qui avait lieu entre elles. Il fallait pourtant essayer de se faire entendre. Alors, s'appliquant, elle reprit :
Que dire d'une sexualité féminine autre ? Autre que celle prescrite dans et par l'économie du pouvoir phallique. Autre que celle encore et toujours décrite - et normalisée - par la psychanalyse. Comment inventer, ou retrouver, son langage ?
Comment interpréter le fonctionnement social à partir de l'exploitation des corps sexués des femmes ? Que peut être, dès lors, leur action par rapport au politique? Doivent-elles ou non intervenir dans les institutions ?
Par quel biais échapper à la culture patriarcale ? Quelles questions poser à son discours ? À ses théories ? À ses sciences ? Comment les énoncer pour qu'elles ne soient pas, à nouveau, soumises à la censure ou au refoulement ?
Mais aussi : comment déjà parler femme ? En retraversant le discours dominant. En interrogeant la maîtrise des hommes. En parlant aux femmes, entre femmes.
Questions - parmi d'autres - qui s'interrogent et se répondent dans plusieurs langues, sur plusieurs tons, à plusieurs voix. Déconcertant l'uniformité d'un discours, la monotonie d'un genre, l'autocratie d'un sexe. Innombrables les désirs des femmes, et jamais réductibles à l'un ni à son multiple.
Le jour était déjà levé depuis longtemps. Une histoire n'en finissait pas d'imposer son ordre. De l'obliger à s'exposer dans une clarté un peu froide. Dans l'attente d'un autre matin, elle repassa derrière le miroir, et elle se retrouva entre elles toute(s).
Luce Irigaray
Le monde est saturé d'images. Ni cette saturation, pourtant, ni la marchandisation du visible n'affaiblissent l'événement que constitue parfois la rencontre avec les images : leur surgissement, d'autant plus émouvant qu'il a lieu sans tapage, est au coeur de l'entretien que nous a accordé Laurent Jenny, ainsi que de son livre Le Désir de voir, que commente Dominique Rabaté. Avec Nathalie Delbard et son Strabisme du tableau, toute une historicité du « voir » se découvre, faite de troubles et d'inquiétudes du regard ; Giovanni Careri a lu pour nous cet essai solidaire de la psychanalyse et attentif à « ce qui fait histoire dans l'art ». Anne Lafont, quant à elle, nous invite à reparcourir, catalogue en mains, la remarquable exposition conçue par Christine Barthe au musée du Quai Branly : À toi appartient le regard et (...) la liaison infinie entre les choses.
Quelle meilleure conjuration en effet, dans la prolifération vertigineuse des images, que cette expérience démultipliée du voir retracée dans ces textes, réunis par Marielle Macé ?
Les passions ont affaire avec le feu et la glace, la lumière et la nuit, l'eau et l'immersion, la terre et la découverte ou la perte du sol, la respiration dans ce qu'elle a de plus profond, de plus secrètement vivant. Palpitations entre deux amants qui invitent, rassemblent, relient et fécondent le monde en toutes ses dimensions et directions. Avant tout dire articulé en discours. Tel un chant qui cherche son rythme, tantôt large, tantôt haletant. Laissant en blanc de la chair et du souffle encore libres et vierges de toute scansion déjà marquée. Inspiration et expiration qui découvrent et inventent, ensemble, leurs mouvements, leurs mesures, leurs mélodies et harmonies. Sculptant et resculptant les bords des corps, du dehors et du dedans, dans leur singularité et leurs alliances. Modelage de l'amour qui redessine et rouvre, sans cesse, l'horizon de chair disponible. En deçà de tout regard, retour au plus subtil de tous les sens, celui qui les sous-tend tous : le tactile. Tout se donnant à travers le toucher, médiation qui, continûment, s'oublie. Surtout dans ses gestes les plus simples - les rapports à l'air, l'eau, le feu, la terre. Dont mon corps et celui de l'autre s'incarnent. Du plus intime du muqueux au plus lointain du céleste et du transcendant, du plus charnel au plus divin, tout a lieu grâce au tact. Un sol spéculatif et technique recouvrant et étouffant cette vérité devenue mystère de la vie - le toucher est ce dans quoi et à travers quoi tout se donne à nous sous peine de mort.