Qu'est-ce que l'inconscient ? Ce n'est pas un théâtre, mais une usine, un lieu et un agent de production. Machines désirantes : l'inconscient n'est ni figuratif ni structural, mais machinique. - Qu'est-ce que le délire ? C'est l'investissement inconscient d'un champ social historique. On délire les races, les continents, les cultures. La schizo-analyse est à la fois l'analyse des machines désirantes et des investissements sociaux qu'elles opèrent. - Qu'est-ce qu'oedipe ? L'histoire d'une longue -erreur -, qui bloque les forces productives de l'inconscient, les fait jouer sur un théâtre d'ombres où se perd la puissance révolutionnaire du désir, les emprisonne dans le système de la famille.
Le " familialisme " fut le rêve de la psychiatrie ; la psychanalyse l'accomplit, et les formes modernes de la psychanalyse et de la psychiatrie n'arrivent pas à s'en débarrasser. Tout un détournement de l'inconscient, qui nous empêche à la fois de comprendre et de libérer le processus de la schizophrénie.
Aujourd'hui.
En me proposant de publier en livre ce qui fut d'abord un article de journal, Jérôme Lindon m'a donné à réfléchir l'alliance d'un hasard et d'une nécessité. Jusqu'alors, je n'avais pas prêté une attention suffisante au fait qu'un article, L'Autre cap , visiblement assiégé parles questions du journal et du livre, de l'édition, de la presse et de la culture médiatique, avait certes été publié dans un journal (Liber, Revue européenne des livres, octobre 1990, n°5), mais dans un journal singulier qui tente d'échapper à la règle, puisqu'il est simultanément inséré, de façon inhabituelle, dans d'autres journaux européens et simultanément en quatre langues. Or, il se trouve, de façon apparemment fortuite, qu'un autre article, La Démocratie ajournée , traitant au fond de problèmes analogues, et d'abord de la presse et de l'édition, du journal, du livre et des médias (dans leur rapport à l'opinion publique, aux libertés, aux droits de l'homme, à la démocratie - et à l'Europe) avait été lui aussi publié l'année précédente dans un autre journal qui fut aussi le même, à savoir Le Monde, et encore à part, dans le supplément d'un numéro singulier : le premier numéro du Monde de la Révolution française (janvier 1989) qui parut douze fois l'année du bicentenaire. Au-delà du partage des thèmes et en raison de cette situation (un journal dans le journal mais aussi un journal comme tiré à part), j'ai donc imaginé qu'il y avait quelque sens à replacer ces deux articles tels quels, côte à côte et sous le même jour. Le jour, justement, la question ou la réflexion du jour, la résonance du mot aujourd'hui, voilà ce que ces articles de journal gardent de plus commun - à leur date, au jour d'alors. Les hypothèses et les propositions ainsi risquées s'en trouvent-elles pour autant datées aujourd'hui, au moment où les problèmes du droit, de l'opinion publique et de la communication médiatique, entre autres, connaissent l'urgence et la gravité que l'on sait ? Au lecteur d'en juger.
Aujourd'hui se trouve être le premier, non le dernier mot de La Démocratie ajournée . Il entre peut-être en correspondance avec ce qui résonne étrangement dans l'apostrophe de Paul Valéry, citée à l'ouverture de L'Autre cap et relancée de loin en loin : Qu'allez-vous faire AUJOURD'HUI .
Jacques Derrida, le 29 janvier 1991.
Ce numéro s'ouvre par la traduction, par Bruno Langlet, de la première partie du texte de Bertrand Russell intitulé « La théorie des complexes et des assomptions de Meinong » (1904). En partisan du réalisme logique, Russell y analyse les idées de Meinong au tournant du siècle, lesquelles dessinent ce qui sera la théorie de l'objet (Gegenstandstheorie). Il montre le profond accord qui, en cette période, les réunit fréquemment sur nombre de principes, thèses et arguments; et dans cette première partie, il focalise la discussion sur la théorie des objets d'ordre supérieur de Meinong.
Dans « Intentionnalité et normativités pratiques : l'exemple du consentement », Marie-Hélène Desmeules rappelle que bien qu'elle soit une méthode essentiellement descriptive, la phénoménologie a dès le début tenté d'élucider certains traits normatifs de notre expérience. Si, chez les premiers phénoménologues, l'intentionnalité fut posée au fondement d'expériences à teneur normative, ils la réduisirent cependant à une forme de normativité théorique. L'auteur démontre, a contrario et par l'analyse de l'acte de consentement chez Husserl et Reinach, que l'intentionnalité demeure une notion pertinente pour penser la constitution de normativités pratiques irréductibles à une forme de normativité théorique.
Dans « Les lois de la nature peuvent-elles changer ? », Julien Tricard s'attache à critiquer la formulation traditionnelle du problème humien de l'induction, pour en proposer une plus simple. Depuis Hume, on estime qu'il faut démontrer que « les mêmes causes entraînent toujours les mêmes effets » ou que « les lois de la nature ne peuvent pas changer » (thèse d'uniformité de la nature). Or, premièrement, une analyse historique montre que la catégorie de causalité est inutile pour poser le problème de l'induction. Deuxièmement, leur analyse conceptuelle prouve que les lois de la nature ne peuvent pas changer dans le temps : une loi existe et ne change pas, ou bien n'existe pas. Par conséquent, pour résoudre le problème de l'induction, il suffit de montrer qu'il existe dans la nature des lois régissant les phénomènes.
Dans « L'objet de Michel Foucault », Daniel Liotta analyse les enjeux de la déclaration de Foucault : « je perçois l'intolérable ». Cette affirmation oblige à concevoir sa philosophie comme une pensée de la perception; ainsi la perception généalogique aurait-elle le mérite de nous donner à voir le contingent, alors que nous nous satisfaisions trop aisément de la croyance en une nécessité politique ou anthropologique. Toutefois, une difficulté axiologique ne saurait être esquivée : comment une pensée de la contingence peut-elle légitimement accorder une valeur nécessaire à cette norme que constituerait l'« intolérable » ?
D. P.