Trésors à prendre est un authentique journal de voyage, l'imagination n'y a pas de part. Les personnages qui le traversent sont aussi réels que le causse Noir et que la cathédrale d'Albi. Mais Violette Leduc, avec son avidité pour la vie, provoque à tout moment, en tout lieu, les rencontres les plus curieuses et les plus émouvantes.
«Mon cas n'est pas unique : j'ai peur de mourir et je suis navrée d'être au monde. Je n'ai pas travaillé, je n'ai pas étudié. J'ai pleuré, j'ai crié. Les larmes et les cris m'ont pris beaucoup de temps [...]. Le passé ne nourrit pas. Je m'en irai comme je suis arrivée. Intacte, chargée de mes défauts qui m'ont torturée. J'aurais voulu naître statue, je suis une limace sous mon fumier.»
«Isabelle allongée sur la nuit enrubannait mes pieds, déroulait la bandelette du trouble. Les mains à plat sur le matelas, je faisais le même travail de charme qu'elle. Elle embrassait ce qu'elle avait caressé puis, de sa main légère, elle ébouriffait et époussetait avec le plumeau de la perversité. La pieuvre dans mes entrailles frémissait, Isabelle buvait au sein droit, au sein gauche. Je buvais avec elle, je m'allaitais de ténèbres quand sa bouche s'éloignait. Les doigts revenaient, encerclaient, soupesaient la tiédeur du sein, les doigts finissaient dans mon ventre en épaves hypocrites.» Dans Thérèse et Isabelle, longtemps censuré, Violette Leduc tente de «rendre le plus minutieusement possible les sensations éprouvées dans l'amour physique». Voici des pages âpres et précieuses, d'une liberté de ton qu'aucune femme écrivain n'avait osé prendre en France avant elle.
«Elle est belle. Elle est en Italie. Elle ne pense pas à toi. Le jour de son arrivée, elle ne te verra pas. Tu le sais. Je lui donnerai ma vie. Elle s'en fout. Elle sera dans la ville mais tu ne le sauras pas. C'est abominable. Je la tuerai. J'embrasserai ses deux mains que je rapprocherai. Elles ne sont pas plus intelligentes que moi, ses mains. Je reviendrai devant son immeuble. Le garçon de café lui parle. Le coiffeur touche ses cheveux. Écrasez-moi, Madame...» L'affamée est la description de l'Amour.
«Malgré les larmes et les cris, les livres de Violette Leduc sont ravigotants - elle aime ce mot - à cause de ce que j'appellerai son innocence dans le mal, et parce qu'ils arrachent à l'ombre tant de richesses. Des chambres étouffantes, des coeurs désolés; les petites phrases haletantes nous prennent à la gorge:soudain un grand vent nous emporte sous le ciel sans fin et la gaieté bat dans nos veines. Le cri de l'alouette étincelle au-dessus de la plaine nue. Au fond du désespoir nous touchons la passion de vivre et la haine n'est qu'un des noms de l'amour.»Simone de Beauvoir.
«- Thérèse... J'ai deviné, j'ai tout deviné.
- Qu'est-ce que vous avez deviné?
- Vous... C'est le premier homme.
- Vous avez bien deviné. C'est le premier homme.
Il serra mes chevilles de toutes ses forces. L'idée qu'il me remerciait m'effleura. Marc se mit à songer par bribes à haute voix :
- Le premier... Bien sûr le premier... Pourquoi...
Il serra encore mes jambes :
- Vous n'êtes pas de bois et vous n'aimez pas les hommes en particulier.
- Je les aime, je les aime...
Je le dis très vite parce que je me demandais si je mentais ou non».
Pour Thérèse qui aime Marc et Cécile d'une égale passion, tout sentiment est un couteau.
Violette Leduc s'est peinte et a raconté le début de sa vie dans La Batârde : son enfance à Valenciennes, entre sa mère et sa grand-mère. Le pensionnat, puis le lycée à Paris. Son travail comme secrétaire dans une maison d'édition, puis comme journaliste. Son amitié avec Maurice Sachs.Dans La folie en tête, on la retrouve intacte, tout aussi entière dans ses réactions et dans ses défis.Mais ce sont, autour d'elle, les choses et les gens qui ont changé. Dans le Paris de l'immédiat après-guerre, la Bâtarde fait son entrée - et sans trop, d'abord, s'en apercevoir. Rien n'est modifié dans sa façon d'approcher, puis d'appréhender les êtres. Ses activités clandestines, un temps poursuivies, cèdent le pas à des activités littéraires, auxquelles elle ne se sentait guère destinée, et qui, sans l'éblouir, l'absorbent, et conditionnent enfin sa vie même.Cela nous vaut une étonnante galerie de portraits, où Sartre, Simone de Beauvoir, Jean Genet, Nathalie Sarraute, Colette Audry - entre bien d'autres - apparaissent tels qu'ils pouvaient sembler être aux yeux d'une «provinciale», nullement émerveillée, mais passionnée de comprendre et d'aimer.
L'asphyxie, c'est l'atmosphère dans laquelle grandit la Bâtarde. Sa mère ne lui donne jamais la main. Bien au contraire. Elle lui fait porter le poids d'une faute qu'elle n'a pu accepter. Quant à son regard sur sa fille, c'est à peine un regard : c'est dur et bleu.
« Les partis ne vous ont pas manquée. Vous avez toujours refusé. Pourquoi ? On ne le saura jamais » : ainsi parle à Mademoiselle Clarisse - cinquante-quatre ans - un client de son café-épicerie-mercerie de village. Nous non plus, nous ne saurons pas pourquoi Mademoiselle Clarisse - fort sociable pourtant, et qui entretient avec sa clientèle des relations harmonieuses - a vécu et vit solitaire. Mais nous comprenons qu'il y a en elle quelque chose de noué, et qui ne favorise pas les relations avec les hommes. Dans sa jeunesse elle fuyait les rencontres, maintenant elle rêve « d'un homme ne sachant pas se défendre ». Et voilà que survient un homme inattendu. Il s'est réfugié dans la salle du café, il y est mort. Aussitôt Mademoiselle Clarisse s'empare de ce mort. Une tempête de tendresse, d'amour et de dévouement la saisit devant ce corps qui lui est livré, et de qui elle prend soin comme si son activité terrestre n'était pas interrompue à jamais. Elle invente son histoire, s'invente une histoire avec lui, mais doit vite reconnaître que le mort ne pourra rien lui donner.
«Après avoir terminé La folie en tête, Violette Leduc a poursuivi son autobiographie ; elle l'a arrêtée en 1964, à la veille de la publication de La Bâtarde. Elle a soigneusement mis au net sur de grandes feuilles quadrillées ses brouillons couverts de ratures et elle s'apprêtait à revoir avec moi son manuscrit quand la mort l'a saisie.Elle avait l'intention de donner une suite à ce livre ; et ses lecteurs auraient aimé savoir comment elle avait accueilli le succès, la célébrité. Elle en a parlé, très bien, dans quelques interviews, mais brièvement et nous restons sur notre faim. Ces pages sont les dernières qu'elle ait écrites.»Simone de Beauvoir.