«D'un homme à la mémoire lacunaire, longtemps plombée de mensonges puis gauchie par le temps, hantée d'incertitudes, et un jour soudainement portée à incandescence, quelle histoire peut-on écrire ?» Franz-Georg, le héros de Magnus, est né avant la guerre en Allemagne. De son enfance, «il ne lui reste aucun souvenir, sa mémoire est aussi vide qu'au jour de sa naissance». Il lui faut tout réapprendre, ou plutôt désapprendre ce passé qu'on lui a inventé et dont le seul témoin est un ours en peluche à l'oreille roussie : Magnus. Dense, troublante, cette quête d'identité a la beauté du conte et porte le poids implacable de l'Histoire. Elle s'inscrit au coeur d'une oeuvre impressionnante de force et de cohérence qui fait de Sylvie Germain un des écrivains majeurs de notre temps.
Dans les forêts du Morvan, loin du monde, vivent bûcherons, flotteurs de bois, bouviers, des hommes que les forêts ont faits à leur image, à leur puissance, à leur solitude, à leur dureté. Même l'amour, en eux, prend des accents de colère - c'est ainsi par excès d'amour que Corvol, le riche propriétaire, a égorgé sa belle et sensuelle épouse, Catherine, au bord de l'eau - et la folie rôde : douce, chez Edmée Verselay qui vit dans l'adoration de la Vierge Marie ; ou sous l'espèce d'une faim insatiable, chez Reinette-la-Grasse ; ou d'une extrême violence, chez Ambroise Mauperthuis qui se prend de passion pour Catherine, qu'il n'a vue que morte, et qui s'empare de son corps, puis des biens de Corvol, enfin des enfants de Corvol. Il finira par perdre sa petite-fille Camille, le seul être qu'il ait jamais aimé, par excès d'amour, encore.
Un petit enfant en ciré jaune roule sur son tricycle sous l'orage. On dirait un soleil miniature. On lui a crié : «Va au diable !», et il y file, chassé par le vent du malheur.Ainsi commence ce roman de Sylvie Germain où l'on voit ensuite une cavalière décapitée revenir sans sa tête, sur sa jument. Et cette tête demeure introuvable, et donc sans sépulture comme l'ont été tous les morts de la famille de Tobie du côté de la branche paternelle. Déborah, l'arrière-grand-mère de l'enfant, a quitté autrefois son village de Pologne pour émigrer en Amérique, mais, refoulée à Ellis Island, elle a fini par s'installer, après bien des détours, au coeur du Marais poitevin. Elle a traversé l'Histoire du siècle en perdant la plupart des siens, et se tient auprès de Tobie en gardienne de la mémoire.Devenu jeune homme, Tobie se lie d'amitié avec Raphaël et tous deux partent en voyage. Au cours de celui-ci, Tobie fait la connaissance d'un peintre et de sa fille Sarra, aussi belle que maudite...Pour raconter cette histoire riche en merveilleux, en émotions, en amour, Sylvie Germain s'est librement inspirée du célèbre récit biblique, le Livre de Tobie.
La narratrice, abandonnée à sa naissance à la porte d'un couvent, vagabondera au fil des ans d'une place à l'autre, à travers la France. C'est comme si elle n'avait pas de vie propre, mais elle participe intensément à celle des autres et aux drames dont elle est le témoin, sondant toujours plus profondément les mystères du coeur et du corps humains en lesquels rôde si souvent la folie. Elle grandit dans les Pyrénées, chez la veuve d'un fusillé, parmi des enfants qui attendent en vain le retour de leurs parents chassés par la guerre, puis dans une auberge où l'on pratique un culte étrange et truculent de l'ours, ensuite dans un manoir où pèse un secret en forme de cruelle mascarade. Devenue adulte, elle est servante dans divers hôtels, dans un bordel champêtre, dans un bistrot de gare, puis à Paris où elle côtoie des gens insolites, parfois inquiétants, et où elle finit chanteuse de rue, attelée à un orgue de Barbarie. Dans la splendide sauvagerie des montagnes et dans celle, bien plus féroce, de la ville, elle ne cessera de creuser et de fortifier sa solitude, ainsi que son don de compassion.La façon dont l'auteur donne la parole à cette paria surprend par la beauté des images, la fulgurance des visions, la violence de certaines scènes, et l'on retrouve la magie de l'écriture et de l'imagination du Livre des Nuits et de Jours de colère.
' Un jour, ils sont là. Un jour, sans aucun souci de l'heure. On ne sait pas d'où ils viennent, ni pourquoi ni comment ils sont entrés. Ils entrent toujours ainsi, à l'improviste et par effraction. Et cela sans faire de bruit, sans dégâts apparents. Ils ont une stupéfiante discrétion de passe-muraille. Ils : les personnages. ' En vingt-cinq tableaux et deux nouvelles, Sylvie Germain évoque cette zone obscure où personnages et auteurs tiennent commerce. Entre les figures de Kundera, de Celan et de Michel-Ange, elle déambule avec liberté et, plutôt qu'un essai, nous offre l'histoire intime de ces ' suppliant muets ' à la recherche d'un écrivain qui leur donne la parole.
Autour de Prokop Poupa, professeur de littérature réduit à l'état de balayeur dans les rues de Prague, évoluent quelques hommes et femmes marginalisés par la dissidence. Chacun, par dérision, imagine qu'un dieu Lare veille sur lui. L'un le situe dans sa cuisine, un autre sur le balcon, au grenier ou à la cave ; Prokop, lui, place son dieu Lare dans les cabinets qui deviennent un haut lieu de lecture, de méditation et de doutes.Arrive la révolution. Certains de ses amis retrouvent une place, voire de l'importance, dans la nouvelle société ; pour d'autres, il est trop tard. Prokop, lui, dérive hors de ce clivage entre l'ancien et le nouveau, il erre en solitaire dans les immensités du songe, de la folie humaine, et du silence de Dieu, jusqu'à s'échouer parfois dans des rêveries hallucinées sur la douleur de ceux qui ont été déchus du bonheur d'aimer, et plus encore sur le malheur de ceux qui ont été traîtres à l'amour. Toujours déambulant dans les rues de sa ville, entre le vide et l'espérance, Prokop ne sait plus rien sinon qu'il n'est rien, et ce constat est consentement ; il «offre ce rien dans les ténèbres», au fond desquelles peut-être gît l'inespéré.
Le premier mort de l'après-guerre est un enfant. Petit-Tambour, tué dans la forêt au cours d'un accident de chasse. Et cette enfance qui a perdu son corps se fera don, - un don obscur de douleur et d'espoir, aux vivants et aux morts à venir, ainsi qu'aux arbres. Un grand if se met en marche pour prendre racine sur sa tombe ; le tourbillon de baies, que sèmeront ses branches emportera Pauline, la mère, et le père, Baptiste, s'effacera doucement au fil des larmes sans fin versées par son corps qui sans elle ne peut vivre. Alors le second fils, Charles-Victor, dit Nuit-d'Ambre, livré à l'abandon, se voudra habité par la colère et la haine. Le roman est l'histoire de ce voyage au bout du mal jusqu'à ce que, comme Jacob dans la Bible, il soit enfin terrassé par l'Ange.Après Le Livre des Nuits, Sylvie Germain nous offre ici une oeuvre foisonnante d'épisodes étranges, dont chaque page semble traversée par un souffle d'Apocalypse et où, comme le dit Schelling, «la vérité redevient fable et la fable vérité».