Ce qui s'écrit ici différence marque l'étrange mouvement, l'unité irréductiblement impure d'un différer (détour, délai, délégation, division, inégalité, espacement) dont l'économie excède les ressources déclarées du logos classique.
C'est ce mouvement qui donne unité aux essais ici enchaînés. Qu'ils questionnent l'écriture littéraire ou le motif structuraliste (dans les champs de la critique, des " sciences de l'homme " ou de la philosophie), que par une lecture configurante ils en appellent à Nietzsche ou à Freud, à Husserl ou à Heidegger, à Artaud, Bataille, Blanchot, Foucault, Jabès, Levinas, ils n'ont qu'un lieu d'insistance : le point d'articulation dérobée entre l'écriture et la différence. À peser sur cette articulation, ils tentent de déplacer les deux termes.
« Donner, est-ce possible ? » C'est la question que pose Jacques Derrida dans Donner le temps. 1. La fausse monnaie (1991). Un don ne peut jamais s'annoncer comme tel. Dès lors qu'il engage dans le cercle de l'échange économique et de la dette, le don semble s'annuler dans l'équivalence symbolique qui l'aura toujours réduit à l'objet d'un calcul, d'une ruse qui prétend donner généreusement mais non sans attendre quelque récompense en retour. Un don, s'il y en a, ne peut jamais se faire présent, c'est-à-dire qu'il ne peut jamais se présenter ni pour le donataire ni pour le donateur. Pour donner - si une telle chose est possible - il faudrait, peut-être, renoncer au présent.
Indiqué comme un premier tome, Donner le temps en promettait clairement un second à venir. Le présent volume fournit les éléments de cette pièce manquante en donnant à lire les neuf dernières séances du séminaire donné par Jacques Derrida à l'École normale supérieure en 1978-1979 sous le titre « Donner - le temps ». Après être passé par des lectures de Baudelaire, Mauss, Benveniste, Lévi-Strauss et Lacan, Jacques Derrida tourne son attention vers la présence subtile mais décisive du don chez Heidegger, lisant des textes qui sont parmi les plus riches et les plus énigmatiques de son corpus, dont L'Origine de l'oeuvre d'art, La Chose, Être et Temps et, surtout, Temps et Être. Suivant la trace de l'expression allemande « es gibt » (« il y a », plus littéralement « ça donne ») dans la pensée heideggérienne, Derrida donne à penser quelque « chose » qui n'est pas (une chose) mais qu'il y a, ainsi qu'un donner encore plus originaire que le temps et l'être.
Édition établie par Laura Odello, Peter Szendy et Rodrigo Therezo. Préface de Rodrigo Therezo.
La vie la mort est l'un des séminaires les plus féconds de Jacques Derrida. En jeu : penser la vie et la mort en vertu d'une logique qui ne poserait pas la mort comme l'opposé de la vie. La pureté de la vie n'est-elle pas, par essence, contaminée par la possibilité même de la mort puisque seul un vivant peut mourir ? interroge d'emblée le philosophe. En renversant la perspective classique, Derrida entreprend d'enseigner à ses étudiants que c'est la mort, au contraire, qui rend la vie possible.
En quatorze séances érudites et palpitantes délivrées au cours de l'année 1975-1976, Derrida déconstruit l'opposition traditionnelle entre la vie et la mort à travers des lectures multiples et délibérément pluridisciplinaires, élaborant sa pensée aussi bien au contact de la philosophie (Hegel, Nietzsche, Heidegger) et de l'épistémologie des sciences (Georges Canguilhem), que dans la confrontation à la génétique contemporaine (François Jacob) et à la psychanalyse (catégories freudiennes de pulsions de vie et de mort).
L'édition de ce séminaire inédit a été établie par Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf.
Aujourd'hui.
En me proposant de publier en livre ce qui fut d'abord un article de journal, Jérôme Lindon m'a donné à réfléchir l'alliance d'un hasard et d'une nécessité. Jusqu'alors, je n'avais pas prêté une attention suffisante au fait qu'un article, L'Autre cap , visiblement assiégé parles questions du journal et du livre, de l'édition, de la presse et de la culture médiatique, avait certes été publié dans un journal (Liber, Revue européenne des livres, octobre 1990, n°5), mais dans un journal singulier qui tente d'échapper à la règle, puisqu'il est simultanément inséré, de façon inhabituelle, dans d'autres journaux européens et simultanément en quatre langues. Or, il se trouve, de façon apparemment fortuite, qu'un autre article, La Démocratie ajournée , traitant au fond de problèmes analogues, et d'abord de la presse et de l'édition, du journal, du livre et des médias (dans leur rapport à l'opinion publique, aux libertés, aux droits de l'homme, à la démocratie - et à l'Europe) avait été lui aussi publié l'année précédente dans un autre journal qui fut aussi le même, à savoir Le Monde, et encore à part, dans le supplément d'un numéro singulier : le premier numéro du Monde de la Révolution française (janvier 1989) qui parut douze fois l'année du bicentenaire. Au-delà du partage des thèmes et en raison de cette situation (un journal dans le journal mais aussi un journal comme tiré à part), j'ai donc imaginé qu'il y avait quelque sens à replacer ces deux articles tels quels, côte à côte et sous le même jour. Le jour, justement, la question ou la réflexion du jour, la résonance du mot aujourd'hui, voilà ce que ces articles de journal gardent de plus commun - à leur date, au jour d'alors. Les hypothèses et les propositions ainsi risquées s'en trouvent-elles pour autant datées aujourd'hui, au moment où les problèmes du droit, de l'opinion publique et de la communication médiatique, entre autres, connaissent l'urgence et la gravité que l'on sait ? Au lecteur d'en juger.
Aujourd'hui se trouve être le premier, non le dernier mot de La Démocratie ajournée . Il entre peut-être en correspondance avec ce qui résonne étrangement dans l'apostrophe de Paul Valéry, citée à l'ouverture de L'Autre cap et relancée de loin en loin : Qu'allez-vous faire AUJOURD'HUI .
Jacques Derrida, le 29 janvier 1991.
Jacques Derrida a consacré, on le sait, une grande partie de sa vie à l'enseignement : à la Sorbonne d'abord, puis durant une vingtaine d'années à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm et enfin, de 1984 à sa mort, à l'École des hautes études en sciences sociales, ainsi que dans plusieurs universités dans le monde entier (aux États-Unis régulièrement).
À partir de 1991, à l'EHESS, sous le titre général " Questions de responsabilité ", il a abordé successivement les questions du secret, du témoignage, de l'hostilité et l'hospitalité, du parjure et du pardon, de la peine de mort. Enfin, de 2001 à 2003, il a donné ce qui devait être, non la conclusion, mais l'ultime étape de ce séminaire, sous le titre " La bête et le souverain ". En 2001-2002, Jacques Derrida poursuivait ses recherches des années passées autour de la souveraineté de l'État-nation et de son fondement onto-théologicopolitique, vaste réflexion portant désormais sur les grandes questions de la vie animale - celle de l'homme " animal politique ", disait Aristote, et celle des " bêtes " - et du traitement, de l'assujettissement de la " bête " par l'" homme ".
Ce travail se trouve infléchi l'année suivante dans une patiente lecture de deux textes qu'il qualifie lui-même d'" aussi hétérogènes que possible " :l'oeuvre de fiction de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, d'une part, et le séminaire professé par Martin Heidegger en 1929-1930 (Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Mondefinitude-solitude), d'autre part. Jacques Derrida décrivait en ces termes, dans l'Annuaire de l'EHESS 2002-2003, les principales lignes de force de la réflexion ainsi engagée : Tantôt croisées, tantôt parallèles, ces lectures visaient un foyer commun : l'histoire (notamment l'histoire politique du concept de souveraineté y compris, inséparablement, celle de l'homme sur l'animal) dans l'Angleterre pré-coloniale de Defoe (avec son arrière-fond religieux étudié dans Robinson Crusoé) et à travers les nombreuses, diverses et passionnantes lectures de Robinson Crusoé au cours des siècles (Rousseau surtout, Kant, Marx et de nombreux économistes politiques du XIXe siècle, mais aussi Joyce, V.
Woolf, Lacan, Deleuze, etc.) et dans l'Allemagne moderne de Heidegger (le début des années 1930). Ces deux livres sont aussi des livres sur la solitude, sur le prétendu " état de nature ", sur l'histoire du concept de Nature (surtout chez Heidegger) dont nous avons commencé à suivre le lexique si essentiel (souvent associé à celui de phusis), si peu remarqué et si peu traduisible de Walten (Gewalt, Umgewait, Übergewaltigkeit, etc.) qui inondera les textes de Heidegger à partir de 1935, et désigne une force ou une violence archi-originaires, de " souveraineté " - comme on traduit parfois - au-delà de l'onto-théologie, c'est-à-dire du philosophico-politique comme tel.
Lors d'une conférence prononcée sous les auspices de l'unesco, jacques derrida s'interroge sur une certaine internationalisation en cours de la philosophie, de son enseignement autant que de ses pratiques, et recherches ou expériences.
Quelles sont à cet égard les responsabilités de chaque philosophe, à travers sa langue, sa tradition, sa nationalité ? quel rôle doivent aussi jouer les institutions internationales ? une réflexion paraît indispensable sur la philosophie, en particulier sur la philosophie du droit qui fonde de telles institutions (onu, unesco, etc. ).
Jacques derrida inscrit ces réflexions préliminaires sous le signe d'un texte célèbre et singulièrement " actuel " de kant (idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784), qui appelle à la fois le respect, la relecture - et quelques questions.
« Il y a plus de quinze ans, une phrase m'est venue, comme malgré moi, revenue, plutôt, singulière, singulièrement brève, presque muette : Il y a là cendre.
Là s'écrivait avec un accent grave : là, il y a cendre. Il y a, là, cendre. Mais l'accent, s'il le lit à l'oeil, ne s'entend pas : il y a là cendre. À l'écoute, l'article défini, la, risque d'effacer le lieu, la mention ou la mémoire du lieu, l'adverbe là... Mais à la lecture muette, c'est l'inverse, là efface la, la s'efface : lui-même, elle-même, deux fois plutôt qu'une.
Cette tension risquée entre l'écriture et la parole, cette vibration de la grammaire à la voix, c'est aussi l'un des thèmes du polylogue. Celui-ci, semble-t-il, se destinait à l'oeil, il ne s'accordait qu'à la voix intérieure, une voix absolument basse. Mais par là même il donnait à lire, il analysait peut-être ce qu'une mise en voix pouvait appeler et à la fois menacer de perdre, une profération impossible et des tonalités introuvables. » J.D.
Jacques Derrida couche ce texte sur le papier de janvier 1989 à avril 1990, alors que sa mère se meurt. Il a alors 59 ans. 59 bandes d'écriture composent ce tissu verbal, chacune constituée d'une seule phrase, pour une année de vie. Circonfession - hybridation de « Confession » et « Circoncision » - est nourri d'éléments biographiques. Mais la confession est à la fois possible et impossible, dit l'auteur, qui ne sait pas qui parle, qui prie dans ce texte, ni ce qui se dit en secret.
« Peut-on nommer son propre sang ? Et décrire la première blessure, ce moment où, paraissant au jour, le sang se refuse encore à la vie ? À supposer qu'on se rappelle sa circoncision, pourquoi cet acte de mémoire serait-il une confession ? L'aveu de quoi, au juste ?
Et de qui ? À qui ?
Rôdant autour de ces questions, essayant, comme au clavier, une voix juste au-dedans de moi, je tente de dire de longues [...] phrases, et de les murmurer au plus près de l'autre qui pourtant les aspire, soupire, expire, les dicte même. Cette diction est aussi une dictée. Plusieurs voix résonnent en une, dès lors, elles se croisent, elles se disputent même une parole finalement torsadée. » J. D.
Trois essais sur la psychanalyse, certes, mais d'abord trois essais sur la logique d'un singulier accouplement: deux résistances s'épousent en effet, telle est dit moins l'hypothèse, elles s'appuient peut-être de nos jours, elles se relaient ou s'allient.
Elles passent entre elles un obscur contrat.
C'est d'une part le retour, une fois encore, d'une résistance à la psychanalyse. résistance croissante et souvent nouvelle dans ses formes sociales ou institutionnelles. on en a mille signes. tout se passe comme si, une ibis assimilée ou domestiquée, la psychanalyse pouvait être oubliée. elle deviendrait une sorte de médicament périmé au fond d'une pharmacie.
ça peut toujours servir en cas d'urgence et de manque, mais on a fait mieux depuis ! qui ne voit se déployer aujourd'hui une résistance parfois subtile et raffinée, une dénégation inventive ou arrogante, souvent directe et massive, à la mesure de toute une culture européenne, la seule au fond qu'ait jamais marquée la psychanalyse et qui semble la rejeter, redouter, méconnaître encore aujourd'hui, passé un temps de mode en somme assez bref ? on pourrait sans doute étudier le retour de cette résistance à la psychanalyse en s'inspirant du discours freudien sur la "résistance-à-l'analyse".
Ce n'est pas la voie privilégiée par ces trois essais.
Car une autre résistance, d'autre part, s'est peut-être installée dès l'origine, comme un processus auto-immunitaire, au coeur de la psychanalyse, et déjà dans le concept freudien de la "résistance à l'analyse" : une résistance de la psychanalyse, telle que nous la connaissons, une résistance à elle-même, en somme, tout aussi inventive que l'autre.
En lui portant secours malgré elle, elle constitue peut-être une donne de notre temps.
Prolégomènes à l'analyse d'une telle donne, ces trois essais furent d'abord des "conférences", les esquisses de "lectures" : de freud, de lacan et de foucault.
De l'hospitalité fut à l'origine de cet échange, et d'abord un oui à l'invitation.
Anne Dufourmantelle assiste au séminaire de Jacques Derrida. Il y traite de l'hospitalité, justement, mais aussi de l'hostilité, de l'autre et de l'étranger, comme de tout ce qui aujourd'hui arrive aux frontières. Sensible à l'actualité des thèmes, à la force et à la limpidité du langage, Anne Dufourmantelle invite le philosophe à lui confier deux séances datées. On pourra suivre ainsi le rythme insolite, tour à tour patient ou précipité, d'un enseignement gardé intact.
Sont médités, comme en aparté, de page en page, des griefs, des plaintes et des souffrances de notre temps. Le séminaire leur donne quelques noms : Antigone en 1996 ou le deuil impossible, oedipe à Colone et les « télétechnologies », E-mail ou Internet, le procès de Socrate et les funérailles de Mitterrand à la télévision, la guerre et le marché des langues, les butées de la citoyenneté, la machine policière, l'interruption du chant, l'interception de la parole.