Hélène Cixous
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Je parlerai de l'écriture féminine : de ce qu'elle fera. Il faut que la femme s'écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l'écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu'elles l'ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte - comme au monde, et à l'histoire -, de son propre mouvement. J'écris ceci en tant que femme vers les femmes. Quand je dis «la femme», je parle de la femme en sa lutte inévitable avec l'homme classique ; et d'une femme-sujet universelle, qui doit faire advenir les femmes à leur(s) sens et leur histoire. H. C.
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«Dans la nuit de cendres noires qui se substitue à la nuit étoilée, des messages alarmés circulent en chancelant dans la suie douloureuse. Les SMS se réveillent SOS : "Vous aussi, est-ce que vous avez cette odeur de cramé dehors ? Maintenant elle entre !" Ici, dans le Sud-Ouest, où la mère forêt se tord en vomissant ses hurlements de fumées colossales, on utilise le mot "cramé". Je n'avais encore jamais senti cette odeur crématoire. Tous les animaux ont pris la fuite. "Vous aussi vous entendez ces galops, ces froissements ces fouissements ces millions de halètements ?" Il n'y a plus de musique. Cette atrophie des mots, cette langue coupée, c'est ce qui rend ma peur folle. Je cherche les chats. Pas de chats, je fuis, je me fuis. Je compte sept jours et je sors. Les arbres ont fini. Le jardin est occupé par des troncs qui charbonnent : des crayons géants et qui pleurent.»
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«Promethea est mon héroïne.Mais la question de l'écriture est mon adversaire.Promethea est l'héroïne de ma vie, de mon imagination, de mon livre.Je suis sa championne. Je me bats pour elle, pour faire triompher son droit : sa réalité, sa présence, sa grandeur.Je suis armée d'amour, d'attention. Ça ne suffit pas.Parfois j'ai aussi besoin d'ajouter l'écriture. Promethea est si grande. L'écriture m'aide. Je grimpe sur elle.»Qui est l'auteur du Livre de Promethea ? H ? Promethea ?Hélène Cixous nous offre une réflexion unique sur la dualité de l'écriture, nous dresse le portrait de ces deux créatures qui l'habitent et que tout oppose. C'est une écriture sur le vif, totalement libre jusque dans sa manière d'investir la page. L'autrice ne dira jamais «je» ; c'est impossible. Cela n'existe pas. «Comment faire pour être simultanément à l'intérieur et à l'extérieur ?»Il s'agit ici d'un journal immédiat et poétique, au rythme musical, identique à celui du coeur qui bat.
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«C'était le dimanche 22 janvier 1854, il était neuf heures et demie du soir à Jersey. Et Hugo effleurait le sexe de Shakespeare.Ils se touchaient l'âme en français. Et ils se tutoyaient. Je lève les yeux. C'est un geste audacieux.Oh ! Tes yeux ! Tes yeux de roi en passion. Tu veux oui je veux. Nous voulons. La scène se passait entre nos âmes physiques.Déjà nos lèvres. Ne doutons pas. Nos âmes rient. Une vie serait-elle possible ainsi, parfois, peut-être plus forte que tout. La table s'agite.C'est mon frère sans doute qui nous voit. Shakespeare semble crispé.- Parle ! dit Hugo.- Mdeilmm. »
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Il faut bien aimer : Séminaire 2004-2007
Hélène Cixous
- Gallimard
- Blanche
- 5 Octobre 2023
- 9782072971198
Il faut bien aimer est le deuxième volume de l'édition du Séminaire d'Hélène Cixous, qui rassemble trois années, de novembre 2004 à juin 2007. Inauguré en 1974 à l'Université Paris 8 Vincennes, ce Séminaire trouve sa place parmi les grands témoignages de la pensée française des cinquante dernières années, représentée par Derrida, Foucault, Lacan, Barthes ou Deleuze. Proust est un des personnages principaux de ce texte foisonnant et hybride, qui se lit souvent comme un récit raconté par Hélène Cixous. L'autre personnage remarquable - à côté de Balzac, Beckett, Benjamin, Flaubert, Freud, Goethe, Hofmannsthal, Hugo, Kafka, Lispector, Montaigne, Rimbaud... - est sans doute Jacques Derrida, lequel à un moment s'engage même dans une sorte de «duel» avec Proust à propos de la différence entre «théorie» et littérature. Il faut bien aimer constitue un chant aux «puissances autres» de la littérature, selon l'expression d'Hélène Cixous. Loin d'être un luxe inutile, la lecture nous est indispensable, qui nous invite à écouter le texte respirer jusqu'aux virgules.
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«Comment font les gens qui ne disposent pas d'un Rêvoir de rêves, les malheureux, je n'arrive pas à imaginer une existence maintenue sous la coupe implacable du Cauchemar. J'ai connu un temps la liberté. Quand une liberté est pure et libre on ne s'en aperçoit même pas. On va, on vient, se couche, se lève, immortellement pendant des années, on ne les compte pas, on n'est ni savant, ni ignorant, on est distrait, on respire, on entre dans des magasins, puis dans d'autres, il y a des calendriers pour tout un chacun. Je fais appel à toutes mes forces mentales, pour deviner l'état du cerveau de ceux qui n'ont jamais connu, jamais aspiré l'air de la liberté, un air légèrement sucré, légèrement salé, discret, agréable, ceux qui à peine nés ont été déposés dans une cage, voués du premier au dernier souffle au cachot de l'esclavage, toutes ces créatures qui n'ont connu de la liberté que le regret greffé dans tout le corps par le mystère de l'héritage.»
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« J'écris avec deux chats à mes côtés. Puissé-je ne jamais les trahir : c'est plus que moi-même que je trahirais, c'est le meilleur de l'humain. » « L'enfer, je sais ce que c'est. C'est le paradis où le chien est trahi. » Dans ce texte magnifique, la grande autrice Hélène Cixous évoque son rapport aux animaux à travers des histoires personnelles, le chien de son enfance en Algérie ou ses chats pris dans un incendie. Et elle raconte comment ces animaux lui apprennent que la vie est cruelle et que nous n'avons pas d'autre arme que d'essayer d'imaginer, de penser. Les animaux peuvent donner la force d'essayer d'être libre, même si ce goût de la liberté ne se perçoit que lorsqu'on en manque.
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Dans le plus beau et le plus riche quartier d'Osnabrück, en Basse-Saxe, au centre-ville, rue de la Vieille-Synagogue, il y a un espace rasé entre deux élégantes demeures, on passe devant sans les voir. Les Ruines. C'est ici. La réserve de la mémoire et de l'oubli déposée derrière des grillages. Sur le grillage à hauteur de nos yeux quatre panneaux de cuivre poli font le même récit chiffré daté du 9 novembre 1938, panneaux étincelants, tablettes d'une nuit d'épouvante, qui a pris sa place d'horreur dans la longue et riche chronique de la fameuse ville fondée en 783 par Karl der Große, dit Charlemagne de l'autre côté. Ici on entretient les cendres. Ici tous les royaumes de l'Europe ont signé en 1648 le traité de Westphalie, la fin de cette guerre de trente ans qui a laissé traîner dans les rues des millions de fantômes d'assassinés, ici en 1928 sans perdre un instant notre belle ville est nazie, en 1938 elle a mis le feu à ses Juifs, comme hier elle mettait le feu à ses sorcières, ici notre Phénix tout de suite après la haine s'est réveillé dévoué à la Paix et l'hospitalité pour une petite éternité. Ruines, élégantes, soignées, bien rangées, êtes-vous dedans, êtes-vous dehors, êtes-vous libres?Derrière le grillage, une haute collection de grosses pierres, des moellons toilettés. Ce sont les os de la Vieille Synagogue (en vérité elle était jeune et belle, dans sa trentième année) qui restent après l'incinération. Os bien rangés.Hélène Cixous
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Aller à Osnabrück c'est comme aller à Jérusalem, c'est trouver et perdre. C'est exhumer des secrets, ressusciter des morts, donner la parole aux muets. Et c'est perdre la liberté absolue d'être juif ou juive ou de ne pas l'être à volonté, liberté dont je jouis conditionnellement.
Lorsque Omi ma grandmère est sortie d'Allemagne en 38 et nous a rejoints à Oran, quand un juif ne pouvait plus s'échapper sauf par une chance rare de l'Histoire, les Récits d'Osnabrück ont commencé. On croit communément que le grand Malheur s'est abattu en 1933 mais c'est une erreur à l'usage des manuels d'Histoire. Déjà en 1928 l'antisémitisme ordinaire était devenu nazi et extraordinaire. Et la mort était le maître de la Ville.
Si tu vas à Osnabrück comme à Jérusalem, derrière le rideau de la Grande Histoire mondialisée, tu entr'apercevras d'innombrables grandes petites tragédies singulières, qui se sont gardées au secret dans les quartiers de cette ville qui fut glorieuse par Charlemagne, infâme sous le règne du NSDAP, et relevée aujourd'hui en courageuse Ville de la Paix, et militante des droits de l'Homme.
Si tu vas à Osnabrück, me dit le Secret, passe dans la Grande Rue, devant la fameuse Horlogerie-Bijouterie, à cent mètres de la maison Jonas, celle de ta famille, et regarde dans les vitrines. Peut-être y verras-tu trembler au fond de la mémoire une planche de photos épinglées, papillons spectraux, images de tous les gens qui osaient entrer chez des commerçants Jude, dans les années noires. Peut-être pas. C'est ici, sous les fenêtres de la maison Jonas, qu'Omi regardait les rues et les places se remplir à craquer d'une foule ivre de haine, et les bannières du Reich qui lui donnaient l'éclat d'un opéra terrible montaient jusqu'à son balcon. Le ciel au-dessus de Rolandstrasse était rouge du bûcher de la Synagogue.
On ne sait pas. On croit savoir. On ne sait pas qu'on ne sait pas. L'Histoire en (se) faisant la lumière fait aussi l'aveuglement. J'étais aveugle et je ne le savais pas. Mais un pressentiment me murmurait : va à Osnabrück comme à Jérusalem et demande aux murs de la ville et aux pavés des trottoirs ce qui t'est caché.
Tout le temps où Eve ma mère était en vie j'ai souhaité aller à Osnabrück, la ville de la famille maternelle de ma mère, les Jonas. Berceau et tombe, ville de la prospérité et de l'extinction.
- C'est pas intéressant, dit ma mère. Pas la peine.
- Allons-y, dis-je. - On a été, dit ma mère.
On a été. Maintenant, on n'est plus.
Alors, maintenant qu'elles ne sont plus, Eve, Eri, Omi, . maintenant qu'il n'y a plus personne, et que la mémoire cherche où, en qui, se réfugier, maintenant qu'il est trop tard, à toi d'aller, me dit le destin, gardien des mystères généalogiques.
La taille d'une ville est un instrument du destin. Osnabrück n'offre pas aux condamnés les maigres chances de survie que le vaste Berlin compliqué accorde. Ici, la ville toute entière est une simple souricière. Le petit peuple des souris n'a aucune chance. Nul ne s'échappe. Ni la famille Nussbaum. Ni la famille van Pels. Ni la famille Remarque. Ni la famille Jonas. Ni.
Je demande à Omi pourquoi elle n'a pas filé en 1930 avec ses filles. Et en 1933 ? Et en 1935 ? Naturellement elle ne répond pas. Quand Omi demande à son frère Andreas : qu'attends-tu dans Osnabrück, que fais-tu en 1941, et jusqu'au train de 1942 ?, une voix remue dans les pavés, c'est Andreas qui murmure, j'attends la mort à la Gare d'Osnabrück. Ne touchez pas à mes cendres.
Dans les rues les voix fantômes timides taillées dans le Silence soufflent : descends chez les Cendres derrière le Rideau.
Je suis allée derrière le rideau, réclamer mon héritage de tragédies au secret. Et on me l'a donné. On : les Archives de la Terreur, gardées, ordonnées, par la Mairie et ses Bibliothèques.
J'ai suivi les traces de Job piétiné et écorché vif en allemand.
Hélène Cixous
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« Il est déjà parti depuis longtemps ce livre, depuis Osnabrück, Hanovre, la ville du Traité de Westphalie (1648) et de ma famille Jonas (1840-1942), il parcourt le mystère des temps sur les quatre continents qui supportent l'histoire de ma mère et l'intéressent également, au départ il devait remonter ma mère en tous les sens depuis les sources des sources jusqu'à l'embouchure de la rue Saint-Gothard, en respectant son cours multiple et renversant, car c'est bien elle de sembler finir par commencer ou pour commencer ne pas finir jamais. » H.C.
Osnabrück c'est l'épopée d'Ève, la mère d'Hélène, la mère-jeune fille. C'est aussi le livre de toute mère pour la fille, le livre de la fille autour de la mère, ma terre qui brille et menace de disparaître.
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Ce livre a déjà été écrit par ma mère jusqu'à la dernière ligne. Tandis que je le recopie voilà qu'il s'écrit autrement, s'éloigne malgré moi de la nudité maternelle, perd de la sainteté, et nous n'y pouvons rien.
Je décide d'incruster dans cette construction qui désobéit à maman des feuillets tirés de sa sainte simplicité. Le livre par excellence serait plein de livres et de ces photos magiques que l'on voit s'animer sous le regard d'un lecteur passionné, il s'ouvrirait sur des villes qui donneraient sur d'autres villes où ma mère aura séjourné. La plupart du temps on voit ma mère accrochée à moi d'une part et à sa canne de l'autre. Elle a le visage levé vers moi, elle me consulte d'un regard brillant, je lui souris et elle me croit. Je suis son père maternel.
Et si elle avait été aussi grande que moi? Ou plus grande?
J'ai trois cahiers dont Ève est la reine, la ruine, l'héroïne. Ma mère les a semés afin que je ne meure pas de sa fin pendant le premier désert.
Ève n'a jamais rien fait exprès. Elle accorde. Elle laisse faire. Elle est la grâce même.
Ces cahiers ont l'utilité qui est la vertu de ma mère Ils n'ont pas d'autre souci que d'accompagner les voyageurs et d'aider à mieux trépasser Quand maman me lancinait de février à mai, me disant continuellement aidemoiaidemoiaidemoi, des centaines de fois par jour, quand allongée dans sa barque elle me requérait, penchée sur elle, au plus étroit, après avoir abaissé les barreaux du lit de métal je disais avec une intensité égale à la sienne, « dis-moi ce que tu veux que je fasse pour toi, je le ferai ». Et elle : « Rien. » J'ai fait ces Riens. Les voici.
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Entre l'écriture rassemble sept textes qui, sur une dizaine d'années, de 1975 à 1984, ont posé la question de l'« écriture féminine » : réflexion sur un des points les plus controversés des nouveaux féminismes.
Tout en poursuivant une critique aiguë et gaie de l'écriture au masculin, et en donnant parallèlement une oeuvre de fiction abondante, Hélène Cixous explore, depuis La Venue à l'écriture, l'espace où s'affirme de la différence. Écrire n'est jamais neutre, le geste, le texte sont sexués : « J'écris-femme. Quelle différence ? » C'est la question que tous ces textes relance, d'une langue à l'autre, d'un sexe à l'autre, de l'art de peindre à l'art d'écrire. La venue à l'écriture.
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« Je pénétrai sans méfiance, c'était un vrai jardin ; dès la grille on voyait que la terre existait. Puis la grille se ferma doucement et l'on était dans le jardin. Dehors et assez loin, les gens allaient à la guerre. Quelques bombes tombaient et secouaient la toile de tente. Il y avait longtemps qu'on ne l'appelait plus le ciel parce que d'ici-bas on le voyait se déchirer et s'effranger au-dessus des murs. La terre sentait bon. J'avais un nom. La ville avait un nom, et tout le monde en avait un sauf le jardin qui s'appelait seulement le jardin parce qu'il n'y en avait qu'un. » H.C.
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L'histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge
Hélène Cixous
- Theatre Du Soleil
- 17 Mai 2010
- 9782905012142
Cette histoire de Norodom Sihanouk et du Cambodge de 1955 à 1979 est un chant d'amour pour le peuple khmer. Le prince Sihanouk vit sur la Terre comme sur une scène de théâtre. Il prend le monde entier à parti. Il se montre tel qu'il est. Et il montre les autres tels qu'ils sont. Il a fait sienne la maxime shakespearienne : « Le monde entier est un théâtre. » Cette nouvelle édition du drame historique et poétique mis en scène par Ariane Mnouchkine en 1985 est accompagnée de notes de répétitions, de croquis d'instruments et de scénographie, ainsi que du CD de la musique de Jean-Jacques Lemêtre.
Voici que l'Histoire doit devenir Théâtre. Dans le passage d'un genre à l'autre, la vérité (historique ici) ne change pas. Ce qui change, c'est le rythme. Créer pour le théâtre, c'est d'abord se soumettre à l'agence. Le livre peut attendre la lecture : il a l'éternité. Mais le théâtre n'a que le temps du spectacle. Le présent, seulement le présent. Alors il faut écrire à l'immédiat. On voit le livre s'écouler comme un fleuve, la pièce de théâtre se dresser et se presser comme une succession de batailles. Il faut gagner... du temps. Pour une pièce historique, le travail du théâtre doit être semblable au travail du rêve : nos épopées de rêve durent cinq minutes, grâce à la condensation et au déplacement. On a seulement le temps de jouer " à la vie, à la mort ".
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« Voici la scène sans précédent :
Ma mère me pose par terre. La pièce se ferme. « Attends-moi, je reviens tout de suite. » Ma mère sort. La terre se ferme. Je suis dehors. Quand je ne suis pas là, tu meurs. Trahie. Tout se met à mourir...
... Ensuite, il y a les événements que tu n'arrives jamais à te raconter à toi. Ils t'ont pourtant traversée le corps de part en part. Mais ils ne t'arrivent jamais. Je les vois se passer là...
Il s'agirait de ceci : je contemplais dieu la mère, son visage adoré, ses yeux d'amour et de paix. Tout d'un coup son visage s'est convulsé, son sourire s'est déchiré, il m'a craché sur la face, dieu lui-même a craché... [...] Je tombais. Je me perdis. La lumière aussi était une mer de ténèbres. Dieu hurlait. Je ne le comprenais pas bien... Il y a quelque chose qui ne se raconte pas. Pas dans le temps de ce monde, pas ici. » H.C.
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Entretien de la blessure, sur Jean Genet
Hélène Cixous
- Galilee
- Lignes Fictives
- 20 Mai 2011
- 9782718608440
Jean Genet : né amputé de mère et de père, déposé au Bureau des Enfants abandonnés, jugé non contagieux et déporté dans le Morvan, au pays mor, c'est-à-dire au pays noir. Adressé au destin Poste Restante et personne pour le réclamer. Pour panser le blessé-né.
Dès lors la Blessure déménage. Elle ne tient pas en place. Voyage de la Blessure en laquelle il fait son trou. S'il avait un bateau, Genet l'appellerait Lésion. Et que sa quille éclate. Son lot : avoir toujours à n'être, tout au long du fil de sa vie, qu'un être volant, que dis-je un mort volant, revenant de livre en livre se refaire l'acte manqué de sa naissance.
Il le sait, comme avec lui Shakespeare, Dostoïevski ou Joyce, on entre en littérature par lésion. Par la suite chaque oeuvre vit de sa plaie originaire. J'en suis né, songe-t-il, je la porte, comme ma mère intérieure. On la lèche d'une langue vigoureuse, on la fait parler, on l'entretient, on poursuit avec elle un entretien fiévreux, sans consolation.
Toute sa vie, la plaie, l'appeler, de tous ses voeux, la creuser. Jamais de paix. Il faut maintenir la vieille à vif, pour cela la réécrire, la remettre mille fois sur le chevalet, retourner en prison tous les livres, donner les fils à retordre, aller partout rêver au bagne perdu. De la perte on fait son gain.
Un jour de mai 1974, Jean Genet me confie une lettre à porter à l'autre bout du monde, et depuis.
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« Partie est une mythologie-fiction :
Il sera une fois Plus-je, être surgi hors généalogie, déjoueur de toute propriété, composé de plus d'un tout, un peu plus féminin que masculin peut-être. Il s'élance, à partir de lui-même, au-delà de tout, à la recherche de son Infinie, jusqu'à Si je, son autre-même, l'être un peu plus féminine que masculine. Et l'un de l'autre, de se laisser multiplier par la différence de l'autre, en jouant, jouissant, se ressourçant sans cesse, sans cesser d'être plus-que-moi, de la différence sexuelle. Ainsi, l'une vers l'autre, se jette à travers pages, de pas-je en pas-je, hors texte, hors pair, hors pères, hors corps, hors loi, se je-te. [...] Si cette histoire est possible, c'est que déjà quelque chose d'impossible ici maintenant est possible. Si Partie se lit, c'est par-delà toute censure. » H.C.
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« Le soleil se couchait à notre commencement et se lève à notre fin. Je suis née en Orient je suis morte à l'Occident. Le monde est petit et le temps est court. Je suis dedans. On dit que l'amour est aussi fort que la mort. Mais la mort est aussi forte que l'amour et je suis dedans. Et la vie est plus forte que la mort, et je suis dedans. Mais Dieu est plus fort que la vie et la mort. On dit que la vie et la mort sont au pouvoir de la langue. Dans mon jardin d'enfer les mots sont mes fous. Je suis assise sur un trône de feu et j'écoute ma langue. » H.C.
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« Brunhild Rien n'a jamais eu lieu en réalité. Il y eut un rêve.
Le rêve a transpercé la vie Aujourd'hui je me retire de cette scène, avec ma blessure inconnue pour histoire.
J'ai adoré, je ne sais pas qui j'ai adoré Nous adorons. Un dieu quelconque nous arrache le coeur et le mange. Nous sommes la viande qui rêve.
Je me suis avancée dans la nuit des passions Et je n'ai pas trouvé la porte Le miroir qui me souriait s'est brisé. Je suis sans visage.
Non, je ne vous fais pas de confidence Je suis en train d'accepter. C'est tout.
Mon retrait ne va pas interrompre la création.
Tous nous disparaissons.
Les Dieux ont vécu ici trois cents millions d'années.
Soudain le ciel tombe. Tous disparus.
Les chevaux à huit pattes, les géants, les nains, disparus Seuls les poissons ont survécu.
Après notre disparition, vous aussi vous survivrez Cette histoire va continuer.
Oubliez-moi. Vous m'avez oubliée ? Ils m'ont oubliée ?
Snorri Sturluson Oui. » H. C.
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« Je n'ai jamais reçu de lettres de mon père, ni de son vivant, ni de sa mort, pendant quarante ans pas une lettre pensai-je à peine et doucement, sans remuer les lèvres de crainte de chasser par un frémissement le passé encore posé sur le coin de la table, les ailes à demi fermées encore pour quelques instants. Quelque chose de doux et de silencieux va s'en aller et ne jamais revenir.
Et voici devant moi entassées par centaines ses apparitions, je les vois respirer, sous la poudre de poussière des centaines de lèvres, et elles vont s'ouvrir, un geste de moi, elles vont laisser échapper la voix de mon père le vrai, celle dont je n'avais jamais vu les traits, le pas est vif, la courbe nette. [...] Et maintenant modestes puissantes nombreuses elles attendent entassées dans le carton marque BébéConfort un geste de ma part, les recueillerai-je, les accueillerai-je, les lettres de mon père. » H.C.
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« Le rythme des rythmes.
Halètement. Allaitement.
Elle écrit toujours en rapport avec la voix, le lait, l'essoufflement.
Texte pour la première Voix. Celle de la « mère » : celle qui l'a touchée jadis. Donné la première douleur, la première jouissance. La musique sans nom, toujours cherchée-retrouvée dans l'amant-mère, dans la chair, le sexe, les territoires lumineux de ce qu'ils ne peuvent plus appeler le « continent noir ». Ce texte s'élance au plus près de la source fantasmatique de l'écriture. Méditation et psaume sur la passion d'une femme : son corps exploré, blessé, réparé. Qu'est-ce qui fait souffrir, jouir, la chair qui chante ? » H.C.
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Opéra représenté au festival d'Avignon en 1978.
« Le drame qui se joue ici pourrait être une version du mythe d'oedipe. En fait il déplace radicalement l'inceste fils-mère, l'accidentel qui est au corps du mythe, pour faire apparaître essentiellement l'énigme de l'invivable de la relation entre homme et femme : « oedipe » « Jocaste » ne sont jamais que les prénoms occasionnels de tout homme toujours fils de toute femme jamais femme. Ce qui fonde l'invivable du couple c'est la duplicité de la structure qui veut qu'un homme soit toujours adultère : « le couple » cache un tiers là où l'homme a toujours en réalité deux objets d'amour. Et ce n'est pas la femme-épouse, appropriée, incorporée, qui est son principal objet, mais sa propre image idéale, lui-même dans l'autre qui le regarde comme il veut être vu, grand et bon à ses propres yeux, vénéré (par l'autre, maîtresse, ici : la Ville-fille). Que veut un homme ? Toujours fils-père, être aimé de la mère, jouir lui-même dans la fille. »
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« Entre la mère et l'aimée, pas de nom. Pas de séparation. Entre nous - Koré, Illa - une jeune personne sans nom propre à la retenir, sans attache, sans laisse. Pas de fil pour ramener l'une à l'autre. Mais de l'une à l'autre, le flot des fleurs, des femmes, la terre la mer la fille, l'aller fertile en retours...
Elles vivaient heureuses parmi les autres nymphes, jusqu'à l'enlèvement primitif dont les conséquences pour nous sont encore sensibles tout le long des chemins de ce texte. Dire qu'une femme aura pu rester trente ans sans toucher le corps d'une pomme de terre ! » H.C.
« Je viens de poser cette étoile par terre : c'est une pomme de texte, je ne l'ai pas écrite de moi-même. J'ai écrit d'elles. Elle rayonne de nous. Puissé-je à jamais me rappeler comment l'écriture ne va pas de soi, pousse dans la constellation que forment les femmes donnantes. » H.C.