Dans Paris, la nuit, une jeune femme dévide une bobine de fil blanc liant ainsi des lieux, des itinéraires, des places, des édifices. Par cette trace laissée sur les trottoirs, Héléna Roujanski entreprend un geste créateur fondé sur l'abandon, l'absence, l'usure, la mémoire, la fable et les mythes. Geste irréel qui la conduit à baliser les avenues et les petites rues. Ses nuits sont éclairées par une lumière intérieure, par une lampe élevée au-dessus de sa tête, elle-même veilleuse vigilante.
« La règle du jeu était claire : les points de la ville reliés les uns aux autres permettaient de coudre les pièces, les morceaux épars d'une histoire qui, sans cela, n'était que ruines, lambeaux ou haillons de passé suspendus... » A.C.
Une femme est allongée sur le sable. Allongée, blanche. Sous l'éclatante lumière solaire. Devant elle, l'informe océanique, anonyme et fécond. Derrière elle, le désert. De ces déserts qui, dans le monde, arrivent au bord de l'océan.
De cette situation territoriale naît l'écriture, sur le sable, images défaites, déconstruites, mouvantes.
Ici, la narration s'efface, s'éclate, se dissout, pour voir le vide creusé par un texte qui coule, insaisissable, mystérieux, impalpable.
Rien d'autre sur la plage qu'une idée du monde, une idée de fécondité et de stérilité intimement mêlées. Une idée de néant blanc, derrière soi, si proche, si près. Mais dans ce désert il existe une plante dont les racines trouvent l'eau à plus de cent mètres de profondeur.
Ainsi l'écriture puise à la source d'une parole souterraine et cachée, la substance unique, tellurique, immatérielle, d'un infini qui impose son ordre au monde.
Par les mots et les dessins, Annie Cohen tente, comme l'écrit Antonin Artaud, de « refaire corps avec l'os des musiques de l'âme ».
« Elle portait pour le bureau ces sandales orthopédiques, plates et hygiéniques, du docteur Scholl... Elle marchait dans la rue en regardant à terre, perdue dans le décompte des pavés... Elle était toujours légèrement voûtée, les épaules en avant, le corps en dedans. L'idée d'être droite et arrogante ne lui venait jamais spontanément à l'esprit. Son itinéraire était sans surprise. Elle empruntait le soir le chemin du matin. Et elle rentrait vite. » La nuit - cette nuit-là - une femme dans un fauteuil, face aux doubles rideaux tirés. Immobile, figée.
« C'est dans l'immobilité du corps qu'elle parvenait à la plus grande mobilité, à la plus extrême souplesse. Tout va trop vite parfois... » A.C.
Deux forces dominent ce livre : le sacrifice de la terre à l'hiver proche, de la maison à la solitude, et la puissance d'un amour disparu sur une femme qui redoute l'affadissement du souvenir. Cette femme cherche tout à la fois à échapper et à se raccrocher à la nécessité d'un corps absent qu'elle traque dans l'image de l'amoureux des tarots, des visites aux monuments et de la longue, lente, obsédante traversée du Pont de l'Archevêché.
Elle écoute le bruit des pas de l'aimé qui s'éloigne vers la ville, elle va jusqu'aux étangs où elle fut avec lui. Elle célèbre la permanence de la mémoire dans l'atelier et pour ne pas sombrer au plus profond d'elle-même, décrit sa situation d'abandonnée d'une façon précise et ferme, tout en se livrant au labeur harassant d'assainir le jardin touché par l'automne pourrissant comme si elle préparait un monde à sa mesure, mystique et sensuel.